Le chant des sirènes

Une jungle de câbles électriques. Des toiles effrayantes qu’une araignée géante aurait tissées jour après jour, piégeant toute la ville et ses habitants sous des nœuds de fils noirs. Comme à La Paz – la vraie fausse capitale de la Bolivie, que j’avais découverte quelques années plus tôt –, la pauvreté s’enroule en lianes autour des poteaux, des façades, des vitrines, des lampadaires et de tout ce qu’elle trouve pour poursuivre sa marche implacable. On pourrait facilement établir une échelle de développement des pays basée sur l’étude des câbles électriques. Et sur cette échelle, le Vietnam serait tristement bas – en raison inverse à ses milliers de kilomètres de câbles. Pauvre pays, si proche et si loin de son voisin chinois.

Sous cette jungle pullule une nuée de scooters, semblables à des nuages de moustiques, vrombissant du matin au soir, et dont les touristes ne savent comment se débarrasser, bloqués entre des masses d’étroites et hautes façades – qui défient par leur style et leurs couleurs toutes les règles d’urbanisme – et chassés des trottoirs par les étals, les cantines, et les parkings de deux-roues qui y ont élu domicile.

Ville épuisante et à l’esthétique déroutante, Hanoi est malgré tout une ville intéressante et qui mérite un séjour de quelques jours, contrairement à ce qu’en disent la plupart des touristes.

Pourtant notre arrivée ne fut pas des plus heureuses : après avoir rejoint le centre à pied en traînant nos gros sacs, nous nous fîmes cueillir dans la rue par un rabatteur d’hôtel, que nous eûmes la faiblesse de suivre, appâtés par des tarifs alléchants. L’énorme chambre qu’on nous offrit – tout en longueur avec deux lits doubles – n’était pas si mal, mais les propriétaires de l’établissement nous pressèrent aussitôt pour nous vendre tout un tas d’excursions, et notamment la fameuse baie d’Halong, comptant sur notre fatigue pour mieux nous « convaincre ». Dans un sursaut – pas si facile tant le piège et le discours qui l’enrobe sont préparés et efficaces –, nous décidâmes de temporiser et d’aller dormir un peu avant de prendre toute décision.

Quand nous repassâmes dans le hall de l’hôtel, les gérants tentèrent une nouvelle offensive. Malgré les attirantes brochures qu’ils nous présentaient, sur lesquelles on pouvait voir d’élégants bateaux de croisière, leur empressement me semblait de plus en plus suspect et pour tout dire insupportable. Nous repoussâmes donc une nouvelle fois leurs « avances » et suspendîmes notre décision jusqu’au soir, souhaitant d’abord démarcher quelques agences du coin.

Les quelques agences que nous consultâmes nous jetèrent un peu plus encore dans l’embarras : les brochures des nombreuses compagnies de croisière étaient à peu près les mêmes et nous comprenions de moins en moins les différences de prix et de prestations – « différence de catégorie » nous disait-on, sans que cela ne sautât aux yeux. Pourtant je savais – j’avais lu et entendu – qu’il y avait beaucoup d’arnaques et de bateaux à la limite du navigable, dont la cuisine était juste immangeable. Lesquels ? Comment comprendre si les agences nous offraient réellement des bateaux de catégorie supérieure ou si elles gonflaient juste les prix pour s’en mettre plein les poches, nous faisant croire à tort que nous aurions une prestation meilleure ?

Complètement perdus et un peu déprimés – la croisière en baie d’Halong, point d’orgues d’un voyage au Vietnam, nous semblait de plus en plus devoir se terminer en arnaque  –, nous décidâmes d’oublier un peu tout cela pour profiter d’Hanoi.

Nous visitâmes d’abord la Cathédrale Saint-Joseph, construite par les Français à la fin du XIXe siècle, tout près de notre hôtel. Nous visitâmes encore deux beaux temples bouddhistes dans le quartier avant de déjeuner et de prendre la direction du lac Hoan Kiem (« épée restituée »), centre névralgique de la vieille ville. C’est dans ce lac qu’une tortue géante aurait offert – et repris plus tard – une épée magique à un paysan pour défendre – et unir – le royaume contre les envahisseurs Ming.

Nous fûmes bien peinés d’abandonner l’ombre des arbres entourant le lac pour nous enfoncer dans le Hanoi « colonial ». Après avoir fait un arrêt au centre culturel français, où nous nous payâmes un pain au chocolat à prix d’or – nous découvrîmes la façade de l’Opéra, témoin grandiloquent de la présence française en Indochine. Tout autour, les signes d’un retour à l’ancien monde – capitaliste – avec les façades de verre des nouvelles constructions dans lesquelles s’exhibe sans retenue le luxe des boutiques, des hôtels et des cafés en vogue.

Nous nous promenâmes un peu dans ces beaux quartiers, où d’agréables squares servent de terrains de jeu aux jeunes gens, qui semblent particulièrement apprécier le badminton et le kungfu volley (ou football). Puis, écrasés par la chaleur et déshydratés, nous retrouvâmes le reposant lac Hian Kiem, où nous allâmes visiter le très beau temple de Ngoc Son, construit sur l’île de Jade, au nord du lac, en empruntant une charmante passerelle en bois rouge. Ni la carapace de la tortue géante prétendument retrouvée dans le lac, ni les pavillons, ni le temple, ni le point de vue sur le lac n’égalèrent le plaisir que nous procurèrent les deux petites bouteilles d’eau que nous y achetâmes à une vendeuse.

Le soir s’installant peu à peu, nous allâmes prendre place pour dîner au balcon d’un restaurant donnant sur le lac – vue imprenable mais bruit de circulation insoutenable. Le restaurant s’avéra aussi cher – pour le Vietnam – que médiocre. Nous commençâmes à redouter durant ce mois au Vietnam que nos papilles ne soient pas aussi à la fête qu’en Chine.

Après une dernière promenade autour du lac, nous rentrâmes à l’hôtel si fatigués que nous décidâmes de rester une journée de plus à Hanoi afin de prendre le temps de dénicher une croisière « acceptable » en baie d’Halong, au grand dam des gérants de l’hôtel, qui sentaient que nous allions leur « échapper ».

Grosse fatigue et roulette russe

Et de fait, le matin, nous leur glissâmes entre les pattes pour passer la porte d’une agence recommandée par notre guide de voyage. Là-bas, une jeune femme nous renseigna gentiment et nous mit en garde sur des croisières que certaines agences avaient pourtant tenté de nous vendre. Elle nous en recommanda une particulièrement – Annam Junk –, qu’elle nous présenta comme confortable et plus humaine, puisqu’il n’y avait que 5 cabines – à la différence de certains bateaux-usines.

Tout cela nous semblait bien, mais il nous fallait encore vérifier si le prix qu’elle nous proposait était correct. Nous prîmes donc la direction du nord de la ville, près du lac Thuy Khuê, où il y avait une autre agence conseillée par notre guide. Nous traversâmes le pittoresque quartier des « 36 rues et corporations », où les métiers se regroupent par spécialités – rue des jouets, rue des fleurs, rue des ustensiles de cuisine…

Nous trouvâmes facilement l’agence, qui nous proposa la même croisière pour 60 dollars de plus par personne… Nous gardâmes le silence et saluâmes notre « charmante » interlocutrice francophone... De plus en plus lassés par cette pénible recherche d’une croisière, nous capitulâmes encore une fois et nous nous lançâmes dans les visites.

Nous avalâmes un déjeuner express près du lac Ho Truch Bach, où nous observâmes quelques serpents nager. Puis nous allâmes visiter sous un soleil de plomb la vieille et très gracieuse pagode Tran Quoc, avant de commencer, abrités comme nous pouvions des rayons brûlants – casquette, parapluie, ombre des arbres –, notre lent retour vers le centre-ville, ponctué de nombreuses visites.

Notre première étape fut le temple taoïste Quan Thanh, où je ne trouvai pas le repos espéré, harcelé que je fus par une vendeuse de cartes postales, qui employa toutes les ruses – notamment le chantage affectif – pour essayer de me soutirer un peu d’argent. Après l’avoir semée non sans mal, nous redescendîmes l’avenue Hung Vuong, le long de laquelle on trouve de nombreux bâtiments officiels, comme le Palais présidentiel, mais surtout la place Ba Dinh, où se dresse, telle une copie assumée de celui de Lénine, le mausolée d’Ho Chi Minh. Il nous fut malheureusement impossible de rester longtemps sur l’impressionnante place, qui s’était changée en plaque chauffante géante.

Nous allâmes un peu nous reposer à l’ombre des arbres, près de la pagode Mot Cot, un des symboles de la ville. Cette pagode « au Pilier Unique » fut reconstruite par le gouvernement vietnamien après que les Français l’eurent détruite. Toujours pas rassasiés, nous nous rendîmes, non loin de là, au musée des Beaux-Arts pour un véritable choc esthétique. Quel merveilleux musée hélas – ou heureusement ? – délaissé par les touristes ! Nous y restâmes un long moment, à l’abri de la chaleur et de l’agitation de la ville, découvrant des artistes vietnamiens au grand talent.

La visite terminée, nous étions tout près de l’épuisement, mais nous trouvâmes encore les ressources pour faire un saut au magnifique temple confucéen dit « de la Littérature », tout près du musée, où pendant neuf siècles – jusqu’en 1915 – les fils d’aristocrates et de mandarins vinrent se former.

A bout de forces, nous réussîmes néanmoins à rejoindre notre quartier, où nous attendait encore la périlleuse mission du choix de notre croisière pour le lendemain. Nous décidâmes de retourner dans une agence où nous nous étions rendus la veille. Nous précisâmes que nous souhaitions une croisière avec la compagnie Annam Junk. On nous offrit un prix similaire au premier prix proposé le matin ; prix qui semblait raisonnable. Après avoir tenté de négocier en vain – et de « tester » un peu notre interlocutrice – nous finîmes par accepter, sans enthousiasme ni garantie. La femme de l’agence nous dit que nous ne regretterions pas notre choix et nous invita à revenir la voir en cas de problème ; ce que je lui promis…

Entre-temps une pluie diluvienne s’était invitée et nous nous glissâmes dans le café voisin pour nous restaurer. Le soir, nous passâmes devant les gérants de l’hôtel, qui nous considérèrent avec amertume. Nous tentâmes de nous reposer un peu avant un réveil très matinal – le bus venait nous chercher à 8 heures à l’agence –, nous disant, fatalistes, que les jeux étaient faits pour notre séjour en baie d’Halong et que nous n’avions plus qu’à attendre pour voir si nous avions misé sur le bon numéro…