Dans l’arène

Le voyage jusqu’à la frontière vietnamienne fut tranquille. Jacky nous déposa juste devant le poste-frontière. Nous franchîmes sans encombres le pont qui sépare les deux pays. Après un long contrôle des visas au poste-frontière vietnamien, nous pûmes entrer au Vietnam, à Lao Cai.

Lao Cai ne présente aucun intérêt mais c’est le point de départ de la route menant à Sapa, une station d’altitude créée par les Français pour fuir la chaleur d’Hanoi aux mois les plus brûlants.

Nous avions lu – et entendu – un peu partout qu’il fallait tout négocier au Vietnam, tant les habitants avaient l’habitude de grossir les prix pour les touristes. Information vérifiée dès la sortie du poste-frontière, où des « loups » attendent les « gentils » touristes… On nous proposa de nous conduire à Dalat pour un prix exorbitant – deux fois le prix indiqué dans mon livre. J’expliquai à nos amis néo-zélandais, prêts à accepter, que c’était du vol. Dans notre guide, il était aussi indiqué que nous pouvions trouver des bus pour Sapa à la gare de Lao Cai. Nous fûmes contraints d’emprunter une sorte de petit « train » touristique, évidemment sous le contrôle des petits bandits, dont le prix était clairement gonflé – on nous proposa un prix pour le véhicule à partager entre nous –, mais toujours moins que pour le trajet conduisant à Dalat.

Nous récupérâmes en route le couple franco-néerlandais, qui nous avait abandonné pour tenter de rejoindre la gare par eux-mêmes. Heureuse surprise et franche rigolade. A croire que nous étions tous devenus inséparables. Arrivés à la gare dix minutes plus tard, nous trouvâmes en effet un bus pour Sapa au tarif indiqué dans le guide. Le chauffeur qui nous avait conduit jusque-là essaya encore de nous soutirer un peu d’argent – il voulais faire payer un extra pour nos deux amis récupérés en route – mais nous nous y opposâmes vertement avec Katya, lui rappelant que la tarif avait été négocié pour le véhicule. Ce fut vite l’attroupement autour de nous – histoire de nous soumettre à un peu de pression – mais quand ils virent que nous ne céderions pas, « l’incident » se termina en sourires, qui signifiaient « bien joué ». Cette première confrontation – désagréable impression de déjà-vu en Inde – nous permit de nous rassurer et de voir que nous étions prêts pour un long « combat » d’un mois.

La montée jusqu’à Sapa fut magnifique. A chaque lacet, le paysage gagnait en beauté. Une heure plus tard, nous étions arrivés à destination, en haut des montagnes, où une lumière irréelle perçait les nuages comme un glaive céleste. Nous aurions pu croire franchir les portes d’un lieu de paix absolue si nous n’avions été aussitôt alpagués par un rabatteur d’hôtel.

Nous avions décidé de suivre les conseils de notre livre de voyage pour notre première nuit au Vietnam en choisissant un hôtel pour sa vue imprenable et ses prix raisonnables. Sur le chemin, nous nous séparâmes de nos compagnons néo-zélandais. La vue que nous découvrîmes depuis notre balcon était clairement à la hauteur de nos attentes mais la chambre elle-même était un peu fatiguée et froide.

Le soir, nous dînâmes dans un charmant restaurant conseillé par la réceptionniste de l’hôtel. Très bonne nourriture savourée dans un cadre romantique – un luxe après la Chine, où les établissements de charme ne se bousculent pas.

L’autoroute à contresens

Le lendemain matin, après un petit-déjeuner pris sur le toit de l’hôtel, nous passâmes nos chaussures de marche pour partir en randonnée de deux jours à la découverte de la région et de ses ethnies. Les vingt minutes pendant lesquelles nous attendîmes notre guide, nous assistâmes à un défilé de touristes, paradant pas groupes – grappes – constitués d’un guide, d’une dizaine de touristes et d’une « escorte » de villageoises hmong aussi nombreuses.

Notre guide arriva enfin et nous nous retrouvâmes dans un de ces groupes de « moutons », noyés au milieu d’autres groupes qui semblaient se succéder à l’infini sur cette autoroute touristique. Nous étions donc embarqués dans ce que je voulais absolument éviter. Je fulminais de m’être fait ainsi abuser. L’intérêt de la randonnée était de se retrouver dans la nature – au calme – et de partager un peu de temps avec des paysans des ethnies locales, choses totalement impossibles dans ces conditions.

Après avoir plusieurs fois fait part à Katya de ma déception – pour ne pas dire autre chose –, je finis par exploser lorsque le guide s’arrêta pour acheter les billets d’entrée dans le « parc régional » – le péage autoroutier. Au milieu de tous ces « ovinés », plutôt qu’au parc, c’est à l’abattoir que j’avais l’impression de me rendre. J’allai donc trouver le guide en lui expliquant que c’était impossible de continuer dans ces conditions et lui demandai si cela s’arrangerait ensuite. Honnête, il me répondit que ce serait comme cela les deux jours.

Nous le remerciâmes – le rassurâmes, car il pensait qu’il était responsable – et fîmes demi-tour aussitôt, remontant l’autoroute à contresens, heureux d’échapper au sort qui attendait ceux que nous croisions. Ce fut une sage décision, car nous sauvâmes ainsi notre séjour à Sapa.

Nous revînmes à l’hôtel sous le regard ébahi des gérants. Nous leur expliquâmes que l’excursion ne nous convenait pas et que nous souhaitions un tour privé à la place. Après avoir fait marcher la concurrence – nous prîmes le temps d’aller faire le tour des agences –, nous négociâmes un tour privé de deux jours avec notre hôtel pour le même prix que l’horrible tour « industriel ».

Une demi-heure plus tard, un jeune garçon se prénommant Sung – de l’ethnie des Hmong Fleuris – vint nous chercher et nous commençâmes aussitôt notre randonnée vers le village de Ta Phin – loin des randonnées de masse –, où nous devions passer une nuit à la ferme.

Quel bonheur de marcher seuls sur le joli chemin qui serpentait aux milieux des rizières. Nous avions l’impression d’avoir changé de monde ; d’être passés de l’enfer au paradis. Sung, qui débutait dans sa profession, était ravi de pouvoir pratiquer l’anglais avec nous. Il nous expliqua le procédé de fabrication de l’indigo – spécialité locale –, les vieilles traditions d’empoisonnement des rivaux ou des amants contrariant les plans de mariage des familles – les paysans connaissent depuis longtemps les vertus des plantes et des fleurs –, les différences entre les tribus locales et leur mode de vie…

Après une pause déjeuner agréable et une marche digestive des plus plaisantes, nous atteignîmes Ta Phin, village de Dzao – ou Dao – Rouges perdu au milieu des montagnes. Nous crûmes être arrivés à bon port, mais nous fûmes « virés » de la ferme par un couple de Danois qui y avait élu domicile depuis quelques jours et qui tenait à la garder pour eux seuls – contrairement à ce que pouvait faire présager leur accueil chaleureux.

Nous trouvâmes refuge un peu plus bas dans une autre ferme, où il y avait un couple américano-canadien, Abe et Sarah. Cette fois, nous fûmes les bienvenus, et la soirée que nous passâmes tous ensemble fut inoubliable.

En plus de nous quatre, notre compagnie d’un soir était constituée de notre guide, hmong fleuri, de la guide d’Abe et Sarah, hmong noire, et de la famille de fermiers dzao rouges. Un savoureux melting pot.

La soirée commença par la préparation du dîner : pendant une heure et demie, nos deux guides cuisinèrent de nombreux mets, qui semblaient tous plus appétissants les uns que les autres. Après une petite leçon de cuisine, nous les aidâmes à préparer les nems.
 

 


Nos amis Abe et Sarah s’offrirent un bain de plantes dans un tonneau – spécialité locale aux vertus apaisantes – avant que nous prenions tous place autour de la table, qui débordait de nourriture. Ce fut un merveilleux festin arrosé de nombreux verres d’alcool de riz. Les toasts étaient faits tour à tour en vietnamien, en dzao rouge, en hmong, en anglais, en russe ou en français – il fut intéressant de découvrir que les ethnies qui vivent dans des villages proches ignorent totalement les langues de leurs voisins et qu’ils peuvent heureusement communiquer en vietnamien.

Tout se mélangeait délicieusement, jusqu’aux chansons que chacun dut offrir aux autres dans sa langue maternelle – la guide hmong noire de nos amis put même nous chanter une chanson en hébreu, qu’elle avait appris au contact des touristes israéliens. Eclats de rire, émotions fortes et sincères, fraternité ; en une soirée, nous goûtâmes intensément tous les plaisirs que le voyage peut offrir. Nous nous endormîmes ivres et heureux, oubliant l’hygiène douteuse des lits dans lesquels nous avions pris place.
 


 

Le lendemain matin, nous eûmes la bonne surprise de manger des crêpes pour le petit déjeuner. Après avoir salué une dernière fois tous nos compagnons et acheté un petit souvenir à une des femmes dzao rouge, nous partîmes pour une longue journée de marche. Nous dûmes d’abord faire une belle ascension avant de redescendre fortement vers les villages hmong en contrebas. La vue sur les rizières et la rivière autour desquelles elles descendent en terrasses fut malheureusement souvent bouchée par les nuages.

La marche fut très agréable mais nous ne fûmes pas mécontents d’arriver à Ta Van, où des motos-taxis vinrent nous chercher pour nous reconduire à Sapa. Une montée magnifique le long de la rivière, sur l’« autoroute » que nous avions fuie la veille, heureusement vidée, avec le soir, de ses caravanes de touristes.

A l’hôtel, nous remerciâmes chaleureusement notre guide, qui méritait bien un pourboire généreux. Après une bonne douche, nous allâmes dîner dans le restaurant que nous avions fréquenté le premier soir à Sapa, savourant le confort et l’hygiène retrouvés.

Comme vache qui…

Nous avions décidé de rester une journée de plus à Sapa, notamment pour profiter d’une nuit à l’hôtel après notre randonnée de deux jours plutôt que de prendre le train aussitôt. Nous pûmes nous reposer un peu, mais la pluie qui tomba toute la journée sur la ville nous fit regretter un peu notre choix. Ce fut donc une journée au petit train, où je pus travailler sur les photos et sur le site.

Le soir, nous redescendîmes en bus de Sapa jusqu’à Lao Cai, où nous prîmes un train de nuit pour Hanoi. Nous eûmes l’excellente surprise de découvrir un train luxueux : nos cabines, lambrissées, étaient aussi belles que confortables. C’était indéniablement le plus beau train que nous ayons pu prendre dans notre vie – et pour un tarif très correct.

Malheureusement, comme très souvent en Asie, la climatisation avait été poussée à fond, et malgré nos requêtes nous grelottâmes toute la – courte – nuit que nous passâmes dans le train.

A six heures du matin, le train s’agita. Nous étions arrivés à Hanoi, que les premières lueurs de l’aube peinaient à réveiller. Dans ce monde urbain gris et inconnu, une nouvelle aventure pouvait commencer…