Des souffrances et une apparition

Vingt-cinq kilomètres de marche sur un sentier vertigineux à 2500 mètres d’altitude, coincé au milieu de montagnes culminant à plus de 5000 mètres entre lesquelles le Yangzi, déchaîné, crache des milliers de mètres cubes d’eau à la seconde. Voilà le programme qui nous attendait dans les gorges du Saut du Tigre.

La veille, nous étions arrivés de Lijiang en bus sur une route aux paysages d’une grande beauté, longeant les magnifiques monts du Dragon de Jade. Les vifs coups de frein du chauffeur dans les virages en épingles à cheveux et la chute de son siège d’un des passagers surpris par un coup de volant plus brusque encore étaient comme des mises en garde : le trek dans cette région de haute montagne s’annonçait difficile et ne devait pas être pris à la légère. Le soir, nous appréciâmes le calme de la Jane’s Tibetan Guesthouse – quel bonheur après Lijiang ! –, où il n’y avait pas de « Jane » mais un homme sympathique qui nous prépara un petit festin à bon prix.

Nous commençâmes la randonnée de bon matin, souhaitant revenir dormir le soir chez « Jane », où nous avions laissé nos affaires. Très vite, le chemin se mit à monter et à tourner au-dessus de la rivière. Nous manquâmes une balise à un carrefour mais les paysans, adorables, nous remirent très vite sur la bonne voie. Le Yangzi et ses eaux boueuses, dans lesquelles notre verte rivière venait se jeter, se dévoilèrent peu à peu. Le « sport » pouvait commencer.

Très vite, nous arrivâmes au passage des vingt-huit raidillons – trente pour un autre guide, plus encore selon d’autres –, une épuisante montée sur un chemin caillouteux, tourbillonnant et semblant interminable. La pluie se mit alors à tomber, recouvrant vite les monts d’une brume épaisse : une déception pour le photographe mais une bénédiction pour le randonneur, car la montée aurait été bien plus éprouvante encore en plein soleil.

L’énergie et l’entrain commencèrent à manquer. Nous n’avions pas petit-déjeuné le matin, car nous pensions nous ravitailler en route, mais tous les cafés présents sur la trajet étaient fermés. Nous étions seuls à « souffrir » dans la brume : ni vendeurs, ni randonneurs – étonnant pour un trek réputé. Nous atteignîmes le sommet de cette première ascension – la plus grosse de la randonnée – à bout de souffle. C’est alors que nous apparut – un peu comme une sainte – une vendeuse de fruits et de boissons. Elle n’eut pas beaucoup à insister pour nous faire acheter ses fruits et son eau, que nous aurions pu lui prendre quel qu’en fût le prix.

Les rugissements du tigre

Revigorés, nous nous remîmes en route avec joie. D’autant plus que la pluie s’était arrêtée et que la brume laissait de plus en plus la place aux rayons du soleil. Huit cents mètres plus bas, le Yangzi rugissait comme un tigre, faisant honneur au nom de la gorge. Un spectacle de rêve.

Tout à notre plaisir, nous randonnâmes tranquillement en nous arrêtant souvent pour contempler le fleuve sauvage, qui nous semblait si différent de celui que nous avions découvert l’année dernière lors de notre croisière entre Chongqing et Yichang.

Tranquillement ou presque, car, bien souvent, l’étroit sentier était pris entre une falaise menaçante – les éboulements ont déjà fait plusieurs morts sur le trajet – et un ravin de plusieurs centaines de mètres, pour lequel il n’y avait aucune sécurité : ni rambarde, ni chaîne, ni grille. Aucune inattention pardonnée, chute fatale assurée. Un cauchemar pour les tête en l’air et… les photographes, toujours obsédés par la recherche d’un bon angle ou d’une bonne lumière.

En début d’après-midi, nous atteignîmes le café-pension « Half way », qui comme son nom l’indique serait placé à mi-distance de la randonnée. En kilomètres peut-être, mais pas en temps, car nous marchions déjà depuis cinq heures quand nous nous y arrêtâmes pour prendre un déjeuner un peu trop copieux pour une randonnée de ce type. Nous y rencontrâmes un couple de randonneurs – le premier – que nous avions rattrapé – ils avaient dormi sur le trajet la veille. La jeune fille nous expliqua qu’elle était de Trinidad et Tobago – d’origine indienne visiblement – qu’elle vivait à Chengdu en Chine – le pays des pandas – où elle enseignait l’anglais, et que ses parents vivaient au Canada. Le garçon quant à lui était sino-australien et il vivait à côté de Sydney, qu’il avait quitté le temps des congés pour rejoindre sa compagne.

L’après-midi fut plus facile, nous avions passé l’essentiel des difficultés. Il nous fallut juste continuer à nous méfier du ravin, toujours aussi menaçant – peut-être plus encore. Deux heures plus tard, après avoir traversé de somptueuses cascades, nous rejoignîmes la route construite en contrebas.

Nous étions déjà bien fatigués et nous renonçâmes hélas à descendre au bord du fleuve – il fallait rajouter deux heures de randonnée –, que nous nous contentâmes d’observer depuis la route, sur laquelle nous espérions trouver un minibus pour nous ramener à notre pension, trente kilomètres plus loin.

Nous marchâmes encore vingt minutes en plein soleil avant de trouver, devant un groupe d’habitations, un parking où stationnaient plusieurs minibus. Malgré la fatigue, il fallut encore négocier et une femme accepta de nous reconduire chez « Jane » pour un prix raisonnable.

Le soir, nous savourâmes un bon dîner sur l’agréable terrasse de notre pension. Nous nous sentions bien, heureux de notre belle journée. Je travaillai sur le site un long moment, bercé par le ronron de la rivière. Puis nous allâmes nous coucher, car un bus devait nous emporter le lendemain matin pour une destination que nous n’avions pas prévue dans notre feuille de route, Shangri-La, à la frontière du Tibet.