Sonder l’âme du grand Baïkal
Vendredi 27 février. On se lève un peu plus tôt. Nous avons programmé une longue marche aujourd’hui ; sur le lac ; en face à face.
Le poêle me résiste pour la première fois. Je brûle la moitié d’une boîte d’allumettes. Même elles, ont du mal à prendre. Dehors le vent souffle fort et refroidit l’air autour de moi. Une demi-heure de bataille et je finis par l’emporter.
Avant de partir, il nous faut encore aller chercher de l’eau. Nous avalons un petit déjeuner copieux et l’aventure commence.
L’aventure ? Une balade de six heures vers le sud de l’île, à « flotter » sur le lac, en sondant son âme – et la nôtre – à travers le miroir.
Nous nous sentons tout petits en longeant les lourdes falaises qui dominent le lac ; et plus encore lorsque nous songeons qu’il y a le double sous nos pieds. Au large, c’est un gouffre ouvert sur un autre monde : 1600 mètres d’eau sous la glace ; l’endroit le plus profond de ce lac de 636 km de long. Avancer ; et ne pas trop y penser.
Je découvre une nouvelle technique : je me fais glisser comme un patineur. C’est encore la meilleure façon de se préserver de la chute, qui menace à chaque instant.
Dessous, on se bat : l’eau prisonnière tente de se défaire de son carcan. La glace crisse, claque, gémit, mais résiste. Lorsque nous nous arrêtons, le temps d’une photo, les craquements semblent converger sous nos pieds. On repart vite ; on a beau se dire que la glace est assez épaisse pour résister à nos poids d’homme, les cris de douleur sont si proches, qu’ils nous font tressaillir.
Sur le chemin, nous découvrons des grottes, dans lesquelles nous pénétrons plus religieusement que dans une église.
Les fantômes du cap Pravy
Au loin, les falaises s’adoucissent un peu pour former un petit cap – le cap Pravy – où l’on distingue des arbres. Un bon endroit pour pique-niquer. A vue d’œil, il nous tend les bras. Un mirage : plus nous avançons et plus il semble s’éloigner. Les distances, sur cette étendue plane et étincelante, échappent à toute logique. On a l’impression de pouvoir traverser le lac en une fois ; on serait bientôt mort de froid, plusieurs fois piégé par la nuit.
Nous arrivons enfin. Nous quittons notre patinoire et marchons sur une petite plage, escaladant les rochers et les galets. Tout au bout du cap, nous apercevons le mont Jima, le sommet de l’île, culminant à 1274 mètres.
Nous avons emporté un thermos avec de l’eau chaude pour manger nos soupes lyophilisées, mais Katya a trop envie de faire un feu. Surtout lorsqu’elle découvre, au-dessus, dans la forêt, les restes d’un camp, avec bancs, table et un foyer prêts à l’emploi. Mon ex-pionnière soviétique allume le feu sans résistance. Le bois craque aussitôt. Pendant ce temps, ce sont des mugissements qui montent du lac, plus menaçant que jamais. L’endroit soudain me semble trop accueillant ; l’atmosphère est trompeuse. Quelque chose se trame ici. L’air est lourd.
La tension retombe. Le répit est court ; les hurlements redoublent d’intensité. On dirait la Manche un jour de tempête, lorsque le vent gémit le long des côtes. Parfois nous nous taisons, croyant entendre une explosion.
Il y a quelque chose de lugubre dans ce camp abandonné, hanté par les cris du lac. J’insiste pour aller manger sur la grève, où nous nous installons sur un tronc d’arbre renversé. La vue est étonnante : on se croirait sur la banquise ; où sont donc les pingouins et les phoques ?
Les pieds dans l’eau et le sang glacé
Le repas terminé, je propose à Katya d’avancer un peu vers le centre du lac ; je veux mieux embrasser le mont Jima, que nous n’aurons pas le temps de rallier, et sentir l’énergie de ces 1600 mètres d’eau contenue par quelques centimètres de glace.
Alors que nous progressons vers le large, soudain Katya s’affole : « Il y a de l’eau ! » Je tente de la rassurer, évoquant une illusion d’optique. Nouveau mirage ?
Nous amorçons néanmoins un virage pour repartir en direction d’Uzur, dont nous apercevons les minuscules maisons à l’horizon. Je m’apprête à pénétrer sur une surface étrange, où la glace semble jonchée d’une pellicule de neige. « Ne marche pas là ! me crie Katya. C’est de la glace mal prise ! » Je nie, mais, devant sa panique, j’accepte un petit détour. « Là, regarde, de l’eau ! » reprend-elle de plus en plus inquiète. Je ne peux plus nier ; il y a bien de l’eau autour de nous. Nos cœurs accélèrent, fouettés encore un peu par les grondements montés des profondeurs et les craquements de la glace sous nos pieds, devenus horriblement lourds.
Nous contournons l’eau avec précipitation et tentons de nous rapprocher de la rive en traversant un talus de glace brisée. Un morceau de « verre » rompt sous mon poids ; je chute brutalement ; ma tête s’arrête tout près d’un éperon de glace.
Quelques secrets emportés et une promesse tenue
Nous retrouvons une route sûre. Les bruits du lac se font moins angoissants ; les tremblements ont cessé. Le soleil se cache derrière les falaises, qui nous protègent du vent d’ouest. Malgré la fatigue, nous nous abandonnons au plaisir : marcher sur l’eau en mirant son double dans le miroir ; frissonner, en proie au vertige, en pénétrant sur des carrés de glace à travers lesquels on aperçoit le noir des profondeurs ; redécouvrir le fond verdoyant, où l’on devine les rochers ; se taire, allongés sur la glace, écoutant le lac nous dire ses joies et ses peines. Le tête-à-tête est réussi ; le lac nous a adoptés ; nous emportons ses secrets au fond de nos cœurs.
Nous sommes de retour dans notre maison ; il fait chaud ; l’air s’est radouci dehors ; on rallume le poêle, juste pour le plaisir de le sentir vivre.
Je m’installe sur le lit, là-haut, près de la fenêtre, avec le Grand Meaulnes. La lecture est courte : une voiture s’arrête devant chez nous. Igor, notre visiteur du premier matin, est de retour ; avec du bois, tenant sa promesse ; et avec Youra, le mari de Natacha, dont nous faisons la connaissance en buvant un verre de vodka et un verre de vin. Je coupe un peu de saucisson et on s’installe autour du poêle. Youra est aussi gentil que sa femme. Il parle quelques mots de français, grâce à ce fameux Arnaud, qu’ici tout le monde semble connaître*.
Nos invités nous racontent comment ils ont parcouru le lac aujourd’hui pour y dénicher une route sûre pour les voitures. En vain. Le lac est dangereux ; la glace n’a pas bien pris. « Nous avons roulé, par endroits, avec notre camion, dans cinq centimètres d’eau. » On comprend à leurs regards qu’ils se sont fait peur.
Un thermomètre plein d’ivresse
Nos amis repartent aussi vite qu’ils sont arrivés. Je retourne lire en attendant le repas. J’ouvre notre dernière bouteille de vin. On boit l’apéro en avalant des petits poissons de la Baltique ; tout là-bas, de l’autre côté de « l’empire ».
Le soir, Maïakovski revient nous voir. Son regard sombre défie la nuit et le vent qui s’enroulent autour de nous. Et soudain, sans prévenir, il s’enfuit avec eux.
Nous ne savons plus si nous devons croire notre thermomètre, qui annonce en souriant qu’il fait -9 °C dehors. Boirait-il lui aussi ?
Dedans, c’est sûr, il fait de plus en plus chaud : sachant désormais que nous ne manquerons pas de bois, nous chauffons notre logis comme des princes. Je m’allonge sur le lit, sans drap, sans duvet, sans pantalon. Une première ! Un vrai soir d’été en Provence. Dire qu’une semaine plus tôt, le froid nous empêchait de trouver le sommeil.
Plus que deux jours ; maintenant que nous sommes habitués, nous ne voulons plus repartir. Un sentiment double me traverse l’esprit : le regret de ne pas pouvoir profiter de ce bonheur encore un peu – rien qu’une petite semaine – et la joie d’avoir pu nous offrir ce séjour, même court, dans des circonstances peu favorables – santé, argent et temps. Je me sens attaché au lac pour la vie. Je sais que nous reviendrons ; que nous répéterons – plus longtemps – cette merveilleuse expérience ; vivre sans s’encombrer des artifices que la ville, excitée par notre « cher » capitalisme, nous présente sans cesse pour nous détourner du seul but qui devrait être le nôtre : être heureux, simplement et durablement.
* Ce Français, amateur d’expéditions nordiques, a semble-t-il largement contribué au développement touristique de l’île en organisant notamment, avec le concours des habitants, des tours pour les Français.
A la fois magnétique et inquiétant : le lac, premier personnage de ton récit...car il semble vivant, tout comme la maison dans "la chute de la maison Usher" d'Edgar Poe...avec une fin plus heureuse ! Le camp abandonné, la complainte du lac, ses profondeurs insondables comme métaphore de l'âme humaine : environnement parfait pour un roman fantastique ! ;)
Oui, enchanteur et inquiétant. Il ne faudrait pas beaucoup se forcer pour entendre le chant des sirènes...
Enchanteur... et tu as raison, la température est relative. Ce qui compte le plus c'est le ressenti. J'entends les craquements de la glace en regardant les photos et les gouttes d'eau des stalagtites de glace... Bises.
Jack London n'a qu'à bien se tenir ! L'aventure semble impressionnante, le lac attirant et les photos sont sublimes, autant les détails que les panoramas. C'est un comble que -9 °C soit une chaleur torride...
Merci beaucoup ! La comparaison est flatteuse ! :-) Tu as raison pour les - 9°C, et pourtant...