Le lac Baïkal nous manque déjà

 

Samedi 28 février. Drôle de matin : dehors, le thermomètre indique -1 °C ; dedans, je viens d’allumer le poêle et il fait déjà trop chaud. On prend son temps aujourd’hui – écriture, lecture, tri de photos – avant d’aller chercher de l’eau au lac.

L’après-midi est tout aussi tranquille. Engourdis par la chaleur de notre poêle, nous nous laissons bercer par nos livres. Sur nos lits, près du plafond, c’est tropical.

Je me force à abandonner le Grand Meaulnes et son domaine mystérieux pour partir en balade. Des lieux nous manquent déjà ; ils sont là mais s’éloignent inexorablement ; nous voulons retourner respirer, encore une fois, leur odeur exquise.

La falaise vertigineuse, d’abord, qui domine Uzur et tout le lac, et depuis laquelle on embrasse aussi les montagnes du nord et la Petite Mer. La montée est dure ; le vent aussi. On fait le plein de beauté et on redescend.

Le lac, ensuite. On se promène jusqu’aux dernières heures du jour. Je retourne vers la grotte, où je découvre un carnage de stalactites : les groupes de touristes sont effrayants ; comme les Huns, ils détruisent tout sur leur passage et rien ne semble pouvoir repousser après eux. Que sont-ils venus trouver ici ? Les nourrissons, au cours de leur développement, éprouvent leur force en détruisant ; ceux-là, qui ont pénétré dans la grotte, malgré leurs rides ou leurs poils, ne devaient guère être plus mûrs.
 

 

Est-ce par tristesse ou par rage que le lac gronde ainsi ce soir ? Plusieurs fois j’ai l’impression que les fissures sont en train de dessiner un cercle autour de moi et cherchent à m’engloutir. Katya m’appelle au loin. Elle a froid ; le vent est mordant ce soir. J’abandonne le lac à sa souffrance.

 


 

 

 

La Russie, une terre d’instincts

 

De retour chez nous, je dois encore trier des photos ; mes cartes sont désespérément pleines. Corvée pire que la coupe du bois. J’aimerais éviter de penser à cela pour retrouver Meaulnes ou inviter Maïakovski.

Dans la touffeur de notre isba, nous prenons un apéritif, qui nous chauffe un peu plus encore. On sent que la fin approche, alors on cherche, en vain, comment rester plus longtemps ; ou, à défaut, comment revenir au plus vite.

Nous nous habillons pour aller rendre visite à Natacha et à Youra, qui ont rechargé notre enceinte musicale et une batterie photo. Nous nous déplaçons pour rien. Peut-être sont-ils chez leur fils, à côté, ou attablés avec le groupe de Français qui loge chez eux ce soir.

De retour à la maison, on tente de manger le bortsch que Katya a préparé, mais la chaleur est si grande que nous devons renoncer. Toute la soirée s’écoule ainsi, dans une chaleur accablante ; le cerveau est ramolli et je peine à me concentrer sur mes livres. Il faut ouvrir régulièrement en grand la porte de notre maison pour laisser entrer l’air froid. Nous sommes ébahis par ce changement : quelques jours plus tôt, nous n’ouvrions la porte qu’à regret, meurtris par l’air glacial qui s’engouffrait dans notre maison. Pour un étranger, il est étonnant de constater que les Russes ont des sautes d’humeur ; que leurs envies et leurs attitudes peuvent changer brutalement. Dans ces coups de théâtre, le climat – Montesquieu a montré son influence – joue sans doute le premier rôle : une nuit -25 °C et l’on croit mourir de froid ; le lendemain -9 °C et l’on ne respire plus. Les désirs varient comme les degrés. C’est à n’y rien comprendre et c’est charmant. Français et enfant de la Raison, qu’il est bon d’échapper soudain à sa censure pour lâcher la bride à nos émotions ; de s’abandonner aux instincts, vifs et puissants ; de réveiller la chair alanguie et d’entendre à nouveau l’écho qui sort de nos profondeurs.

 

Conte de Sibérie : le poêle, le philosophe et le poète maudit

 

C’est samedi soir ; nous attendons les invités. Nietzsche est en avance. A la lueur d’une bougie, il tente de m’exposer le secret qu’il a entrevu. Il tremble autant que le lac ; son secret est trop lourd pour lui ; il le presse comme les eaux. Les valeurs et les idoles sont renversées ; le « généalogiste » allemand avec elles. Je tente de le rassurer, de peur qu’il aille s’abîmer au large.

On frappe à la porte. C’est Maïakovski. Il vient se glisser près du poêle. Son regard ténébreux tombe dans celui de Nietzsche. Le « treizième apôtre » rencontre le « Crucifié ». Duel de géants à la volonté de fer et aux pieds d’argile. Vladimir finit par lever le poing ; en silence. Je l’imite. Nietzsche se lève et nous abandonne, dépité – « ensanglantant sa paupière emplie de sanglots,
Il sortit… ».

Nous restons tous les deux interdits. Le poète est taciturne. Il s’en retourne sans mot dire. Je pousse le loquet de la porte après lui et monte me coucher. Il fait de plus en plus chaud. Est-ce donc la Sibérie ?

Pendant ce temps, Augustin et François attendent la fin de l’hiver pour partir explorer le monde. « Ah ! frère, compagnon, voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était proche, et qu’il allait suffire de se mettre en chemin pour l’atteindre !... »

Mes amis, mes frères, nous avons suivi le chemin et nous l’avons trouvé votre Bonheur. Je crois bien qu’il est là, derrière ce bois ou cette falaise, à errer près du lac, attendant celui qui voudra le goûter.