L’hiver est fini : vive le printemps !

 

Dimanche 1er mars. Le printemps. Je m’étonne toujours de ce que les Russes célèbrent le printemps le 1er mars alors que le froid et la neige recouvrent encore la Russie. Pourtant, ce matin, comme un symbole, le thermomètre indique une température positive (+3 °C) et la couche de glace qui bouche notre fenêtre, et avec laquelle je me bats depuis plusieurs jours, a disparu. C’est un joli cadeau du ciel pour notre dernier jour. Dehors l’air est doux et la neige du toit est en train de fondre, gouttant lentement devant mes yeux.

Notre matinée aussi est douce. Nos habitudes nous sont désormais plus légères : le poêle, l’eau, l’écriture et la lecture. Nous faisons le plein d’énergie avant de partir, l’après-midi, à l’assaut du mont Raba, l’autre montagne qui cerne notre baie – par le sud – et dont la masse brute domine notre petite maison. Nous l’avons trop observé, à chaque fois que nous sommes allés chercher du bois, pour en rester là. Une visite de courtoisie s’impose.

Nous contournons d’abord le massif en suivant la piste de Khoujir, comme Natacha nous l’avait indiqué. La marche dans la neige est laborieuse et, lorsque le vent se lève, accompagné de quelques flocons de neige, nous comprenons que la tâche sera difficile.

 

Suivre les traces

 

Nous suivons la trace laissée par des jeeps, qui ont dû conduire des touristes au sommet. Nous avançons au milieu des bois, entre deux versants. Nous savons que des loups peuvent rôder par ici ; mais nous n’avons pas peur. C’est drôle comme les traces humaines rassurent. On a le sentiment, puisque que quelqu’un est passé là, que rien ne peut arriver. Le temps a filé mais l’impression laissée par la présence humaine est encore vive. Nous continuons tranquillement, persuadés que les loups respecteront ce « territoire » humain.

Les traces, me dis-je, en marchant, qui rassurent et qui pèsent. Où peut-on encore aller sans y trouver l’empreinte de l’homme ? Que peut-on faire de « nouveau » ? Y a-t-il un sens à refaire ce qui a été fait ? L’humanité semble condamnée à marcher, encore et encore, sur les traces laissées par les générations précédentes.

Les traces défilent sous mes yeux. Quelqu’un est passé là ; mais ce « là » n’existe déjà plus. En recouvrant les traces, en les piétinant, nous rendons un dernier hommage sacrilège à ceux qui ont ouvert la voie, et venons célébrer un « là » nouveau que nos yeux seuls jamais ne verront.

 

L’appel de la forêt

 

Nous nous élevons de plus en plus difficilement ; l’air manque, le souffle est court. Nous arrivons enfin à un premier sommet. La vue sur la Petite Mer est saisissante mais nous apercevons derrière nous la silhouette noire du grand sommet que nous visons. Le chemin est encore long.

Avant de reprendre l’ascension, il faut descendre un peu. Nous avons perdu la piste. Nous louvoyons entre les petits arbres, nos bâtons à la main ; notre vue est entravée et la neige, plus épaisse, nous ralentit. Ici nous sommes des proies faciles.

Nous retrouvons la trace avec soulagement. Le temps est étrange : averses de neige, vent, ciel bleu. Et ça recommence.

Nous atteignons un nouveau sommet ; le bon, cette fois, pensons-nous après un gros effort. Nouvelle déception. La vue est de plus en plus belle, mais il nous faut poursuivre encore la montée si nous voulons contempler le « grand » Baïkal.

Nous sommes maintenant en plein dans la taïga. Nous progressons dans un sous-bois où les empreintes des animaux ont pris le pas sur celles des hommes. Nous ramassons des bâtons.

Le paysage est merveilleux ; nous sentons monter très fort en nous l’énergie sauvage qu’il dégage. Chaque pas est troublant : ici rien n’est fait pour nous ; nous sommes sans ressource et les animaux ont l’avantage. Une fois encore, nous sommes happés par la forêt ; il faudrait faire demi-tour mais une force inconnue et secrète nous entraîne malgré nous.

Nous rejoignons enfin le sommet désiré, prenant position sur une arête rocheuse depuis laquelle la vue est enchanteresse. Il faut redoubler de prudence : l’arête est dangereuse et les yeux, comme à Khoboï, sont attirés vers le large ; le vent souffle de plus en plus fort, l’équilibre est précaire.

Je prolonge au maximum notre entrevue avec le sommet et le lac. C’est notre dernier jour ; je ne veux pas les quitter.

 

Un lapin blanc au pays des merveilles

 

Katya est transie par le froid et le vent ; il faut pourtant repartir. Nous décidons de couper par la pente raide de la montagne pour redescendre chez nous ; à travers bois. Cette fois, nous ouvrons une nouvelle trace. Peut-être d’autres se sentiront-ils rassurés par ces empreintes que nous laissons derrière nous ?

Nous nous laissons couler avec la neige. Il faut faire attention, sous nos pieds, aux branches enfoncées ; ne pas se blesser au milieu de nulle part. Amusés par nos glissades, nous en oublions un peu les animaux. Soudain je vois un mouvement devant moi ; une masse blanche, de taille moyenne, se déplace : « là-bas, un lièvre ! ». Katya est déçue, il s’est enfui si vite qu’elle n’a pu l’apercevoir. Et sa fourrure blanche l’efface désormais à nos yeux inexpérimentés. Je décide néanmoins de « suivre le lapin blanc », me dirigeant à peu près vers l’endroit où il s’est évanoui. Rien. Où est-il donc passé ? Tout à coup, je le vois bondir et le montre à Katya, ravie. Il remonte rapidement la pente et s’arrête non loin de nous, comme pour comprendre ce que nous lui voulons. Juste le temps d’armer une photo.

Heureux de cette rencontre imprévue, nous poursuivons notre descente dans la joie, espérant –  qui sait – croiser un autre « habitant ». Hélas, ses voisins sont manifestement plus prudents que notre lièvre. En quelques minutes, nous sommes revenus près du lac. Quel jeu d’enfant après notre ascension !

 

Les dangers du Baïkal : les loups et l’alcool

 

Désireux de profiter de tout jusqu’au bout, nous allons faire un tour sur le lac. Droit devant, vers l’horizon. Un vent glacial, de plus en plus fort, nous pousse vers le large. S’il forçait encore un peu, nous finirions la soirée en Bouriatie.
 

 
Avant de rentrer chez nous, nous allons récupérer nos batteries rechargées chez Youri et Natacha. C’est leur fils, Hakim, qui nous accueille. Il est un peu rude mais pas méchant. Katya ne peut s’empêcher de lui raconter notre balade et de lui parler de notre lapin blanc. « Soyez heureux de ne pas avoir rencontré les loups à la place » nous dit-il froidement. Un frisson me parcourt l’échine. « Ils viennent jusque-là ? » osons-nous. « Bien sûr, et ils errent pas groupes de trois ou quatre en ce moment. Ils sont malins et dangereux. Vos bâtons ne vous serviraient à rien… »

Hakim nous confie aussi son désarroi : trop de boulot et des problèmes de famille – cet éternel problème d’alcool qui touche, de loin ou de près, presque toutes les familles russes.

 

Visites en coup de vent

 

De retour près de notre poêle, nous lisons un peu avant de savourer notre dernier apéritif – nos réserves de vin sont épuisées – et notre dernier repas. Même si le séjour tire à sa fin, il y a plus de joie que de tristesse : nous avons vécu huit jours d’une grande intensité, submergés de beauté, de paix et de vie.
 


 
Pour notre dernier soir, nous attendons du beau monde : Oscar Wilde et Maupassant. Le premier ne viendra pas. Le dandy n’a pas trouvé le lieu à son goût. Il doit préférer Londres ou Paris. Quant au second, Katya l’aurait aperçu, rôdant sous nos fenêtres, heureux comme dans sa Normandie chérie. A-t-il hésité à passer notre porte, trop fier de son verbe pour le partager avec moi ? Nietzsche, lui, n’a pas hésité. Il nous a pardonné nos élans progressistes. Je l’écoute disserter sur Socrate, qu’il décrit si bien qu’on pourrait croire qu’il parle de lui.

Tout devait se terminer dans la quiétude et le « confort » de notre isba. Le vent en décide autrement. Alors que nos dernières bougies viennent de s’éteindre, des rafales d’une violence inouïe s’abattent sur notre maisonnette. Maïakovski, arrivé juste à temps, n’en revient pas. Il croit entendre, portés par le vent, des « Marie ! Marie ! ». Va-t-on lui ouvrir ou laisser porte close ? Notre poète ne tient plus ; plus sombre que jamais, il s’en va dans la nuit, hagard, poursuivant comme une ombre les sanglots longs de la fille d’Odessa. « Malades, tous ! malades… » ricane le philosophe allemand en passant son lourd manteau.

 

La tempête à l’assaut de notre maison

 

Katya est allongée et s’efforce de dormir. Je veille seul, craignant pour les réparations de fortune faites à la hâte par Konstantin avant notre venue. Impossible de lire ou d’écrire plus longtemps.
 

 
Soudain, la bâche en plastique d’une fenêtre s’arrache. Restent de frêles carreaux fendus, que le vent, par vagues, vient éprouver, encore et encore. Ses coups sont de plus en plus puissants. La bâche de la fenêtre de la cuisine s’envole à son tour. Imitant le lac, les fenêtres craquent ; le verre tape et crisse. Combien de temps résistera-t-il ? Notre pièce, chauffée à blanc, se refroidit vite ; sans les bâches, les courants d’air froids s’engouffrent dans la maison, sifflant autour de nous.

Je me couche – que faire ? –, peu rassuré. Toute la maison plie à chaque nouvel assaut du vent. Le plafond et le toit, au-dessus de nous, souffrent le martyre. J’ai l’impression que tout va s’envoler d’un coup et que nous nous retrouverons nus dans la nuit.

Le vent faiblit légèrement au petit matin. Nous nous endormons d’un œil. Courte accalmie : la tempête, qui a repris son souffle, repart de plus belle. La maison est au supplice ; nous aussi. Notre dernière nuit est épique. C’est comme si la maison, comprenant que nous allons partir, se désagrégeait peu à peu. Le charme est en train de se rompre. Peut-elle n’a-t-elle jamais existé que pour nous ?

Malgré la fatigue et le stress, je me console en me disant que nous sommes chanceux que tout cela se produise à la fin du séjour ; que la tempête emporte d’un coup toute nostalgie ou tout regret, et nous ramène vers Moscou et nos projets, pleins d’une énergie nouvelle et féconde.