L’heure du départ – derniers pas sur le lac

 

Lundi 2 mars. Un vent dur souffle encore dans la baie d’Uzur, mais le gros de la tempête semble essuyé et nos vitres ont résisté. Nous répétons une dernière fois les gestes matinaux, pour le plaisir : allumer le poêle et aller puiser de l’eau. Nous devons aussi rassembler les affaires et boucler nos sacs. Avant qu’on vienne nous chercher, nous allons faire quelques pas sur le lac ; nous lui disons quelques mots d’adieu en regardant au fond de son âme translucide. Il est calme aujourd’hui ; il semble fatigué, comme nous, après cette longue nuit à endurer le vent. Il reflète paisiblement le ciel dans son miroir d’argent. Qui pourrait croire que derrière son air élégant et sage se cache un tueur froid, ayant englouti des milliers d’hommes et de véhicules ?

Nous nous éloignons ; il le faut.
 


 
On frappe bientôt à la porte. C’est Maxime, le fils de Konstantin, et un ami bouriate, qui sont venus nous chercher avec un camion de la réserve. On éteint le poêle ; on ferme le tuyau ; on charge le camion de nos sacs et des provisions qui nous restent. Je fais le tour de la pièce une dernière fois, le cœur serré. Maxime ferme le verrou et nous partons.
 

Bouddhistes, chamanistes et chamailleries

 

Le fils de Konstantin est d’humeur joyeuse et son ami, bavard, nous explique mille choses sur Olkhon. J’écoute d’une oreille distraite, captivé par la beauté des forêts que nous traversons. On parle des loups, encore. Décidément, nous n’étions pas conscients du danger qu’ils représentaient. Il y a longtemps que les contes n’effraient plus les petits Français, élevés au milieu d’une nature humanisée. On a oublié qu’elle ne nous a pas toujours été si favorable. « Ils savent même se dresser sur leurs pattes arrière pour se cacher derrière un arbre en attendant leur proie », nous assure notre compère bouriate.

Il nous explique aussi comment les bouddhistes du lama ont poursuivi et martyrisé les chamanistes jusqu’ici, lorsque la Mongolie s’est convertie au lamaïsme. Le lama ? Parle-t-on de la secte « pacifiste » qui revendique un « beau » projet théocratique pour le Tibet ? Décidément, il n’y a pas une religion pour en rattraper une autre. Mais silence, on ne critique pas une icône occidentale ; l’anathème est prêt à tomber, et l’on est bientôt accusé de mépriser les droits de l’homme ou d’être un ennemi de la liberté.

Les cahots de la piste nous secouent dans tous les sens ; les souvenirs et les impressions se mélangent agréablement dans ma tête. Je pars en paix ; reste une question : quand et comment revenir ?

 

Marina fait swinguer la marchroutka

 

Maxime nous dépose chez ses parents. Nous retrouvons Anna, heureuse de nous voir. Elle nous fait finalement entrer chez elle, nous servant thé, pain beurré et bonbons. Nous lui offrons nos provisions et nos verres à vin. « On peut y boire du cognac ? » demande-t-elle. « Pourquoi pas » dis-je, montrant comment glisser le ballon au creux de la main pour réchauffer et agiter délicatement le divin breuvage. Elle est ravie et nous promet de les sortir bientôt pour le 8 mars, la journée de la Femme.

La marchroutka klaxonne dans la rue. On est attendus. Anna nous embrasse et nous invite à revenir. Le minibus s’éloigne et fait un petit détour dans Khoujir pour ramasser les autres passagers. Monte une femme, qui apporte aussitôt sa bonne humeur et sa vitalité dans le transport, habituellement morne. Elle repère vite, à ma timidité, que je suis étranger : « Français ? » La voilà partie à m’expliquer dans un très bon français qu’elle vit en France, à Toulouse, depuis quinze ans, avec son mari français, amoureux de la Russie – quelle épidémie chez nos compatriotes ! Marina est venue jusqu’ici pour surveiller l’avancement des travaux d’une maison qu’ils se font bâtir à Khoujir. Son mari sera bientôt à la retraite, et ils prévoient de passer leurs étés ici. De quoi nous donner des idées – s’il en était encore besoin – même si je préfère le lac en hiver. Nous échangeons nos coordonnées et promettons de nous rencontrer, autour d’une vodka, en France ou en Russie.

 

Le retour en ville

 

Après une longue route au milieu des taïgas, nous arrivons à Irkoutsk en soirée. Nous marchons un peu jusqu’à notre petite pension. L’air est doux et la ville nous semble plus agréable qu’une semaine auparavant.

Nous nous hissons avec difficulté jusqu’au dernier étage d’un vieil immeuble du centre. Une femme élégante nous reçoit dans son appartement, qui respire l’art et le goût. Elle nous offre un thé, et nous repartons en ville profiter des dernières lueurs du jour avant le dîner. La balade sur l’avenue Karl Marx jusqu’à la rivière Angara est agréable. Pour peu, la ville nous semblerait désirable.

Le café que notre logeuse nous a conseillé est charmant ; beaucoup plus que son personnel et que sa cuisine, médiocre et chère ; ou son addition, gonflée pour l’occasion – et aussitôt dégonflée par Katya.

Le retour à la pension est plus sympathique. Tatiana et sa fille nous accueillent avec un thé. Katya reste discuter longuement dans la cuisine – le centre névralgique d’une habitation russe – avec la maîtresse de maison. Pendant ce temps, je m’offre un luxe, une douche chaude !

Il est déjà tard. Devant la fenêtre arrondie de notre chambre, je noircis ces quelques pages. Dehors, je devine l’asphalte de la rue, sur lequel passent quelques voitures fatiguées ; j’entends les voisins ; c’est la ville. Où est notre cabane ? Quel froid, quelle tempête, affronte-t-elle sans nous à cet instant ? Sois forte, chère petite maison, nous reviendrons te voir pour réchauffer ton cœur ; nous rallumerons le poêle et nos souvenirs ; et nous retrouverons le bonheur sincère et fort que l’on peut éprouver à entendre le crépitement du bois qui brûle pendant que les lèvres blanches de l’hiver déposent leur baiser glacial sur le lac inanimé.