La chute
Il y a des fois dans la vie où tout semble étrangement concorder pour conduire à l’abîme, dévoilant un instant les rouages d’une « machine infernale » par laquelle le destin se joue des hommes.
Pourquoi avais-je oublié mon guide de voyage à Dalat, nous laissant ainsi dans l’embarras à notre descente du bus, à l’aube, après une nuit épuisante ? Pourquoi m’étais-je séparé pour la première fois de mon passeport, après que mon sac photo eut pris l’eau toute la journée ? Pourquoi Katya avait-elle gardé en bandoulière le petit sac dans lequel elle avait glissé nos deux passeports plutôt que de les mettre en sûreté dans son sac à dos ? Pourquoi empruntâmes-nous une rue au hasard avant de rebrousser chemin ? Pourquoi, gonflés par un mois et demi de voyage et d’aventures bien gérées, avions-nous omis les mises en garde sur le Viêtnam ? Pourquoi avions-nous oublié un instant que chaque grande ville recèle son lot de misérables et de petits malfrats, qui vivent de larcins et de ce que les touristes imprudents leur « abandonnent » ?
Tout était parfait jusqu’à ce maudit carrefour du quartier « routard » de la ville. Le voyage touchait à sa fin, nous avions déjà la France en tête, où nous pourrions nous reposer et profiter d’un peu de confort et de saveurs oubliées. Un scooter surgit derrière nous et emporta avec lui, sans que j’eusse le temps de comprendre, le petit sac de Katya et tous les bienfaits que le voyage nous avait prodigués. Voilà comment nous nous retrouvâmes abasourdis sur le trottoir, sans passeports, sans smartphone – quelle importance ? – mais avec une angoisse croissante et un rêve brisé.
Le moment était à l’abattement ; il nous fallut reprendre nos esprits pour ne pas aggraver encore la situation – il vaut mieux taire mes commentaires sur la « bienveillance » des badauds. On nous indiqua quand même où trouver le poste de police, un peu plus loin dans la rue.
On fut reçu froidement, sans empathie. Avec indifférence même. Un agent parlant quelques mots d’anglais nous fit un procès verbal destiné à nos ambassades. Mais nous n’aurions le document officiel avec le tampon que le lendemain. Ne sachant où aller et que faire, nous nous assîmes dans un petit café en face, où nous fîmes une rapide recherche sur Internet afin de trouver un hôtel et les adresses de nos ambassades. J’abandonnai Katya, à l’abri dans le café, le temps d’aller visiter les hôtels du quartier que j’avais sélectionnés.
Après quelques visites, j’arrêtai mon choix sur un hôtel bien « noté », dont la chambre relativement spacieuse et confortable me convint malgré son allure défraîchie. J’allai chercher Katya, avec qui nous revînmes à l’hôtel agrippés à nos affaires et jetant des coups d’œil suspicieux tout autour de nous. Nos cœurs se serrèrent en repassant devant le carrefour maudit.
« Pouvez-vous me donner vos passeports pour effectuer l’enregistrement ? » demanda la réceptionniste. Elle prit une mine affectée en entendant notre réponse. Nous déposâmes nos affaires et repartîmes au commissariat, où nous voulions ajouter au dossier l’adresse et le téléphone de notre hôtel. « Au cas où vous retrouveriez nos passeports », expliquions-nous au policier. Il nous regarda avec des yeux ahuris, qui nous montrèrent combien il était vain d’espérer que nos passeports fussent retrouvés. Il devenait de plus en plus important d’engager rapidement les démarches consulaires ; nous insistâmes pour obtenir sur-le-champ le document qu’on nous avait promis pour le lendemain, prétextant de l’urgence de la situation. Il ne fut pas facile de convaincre les agents, plus intéressés par mon ordinateur portable, qu’ils regardaient avec une envie non dissimulée.
Une fois le document en poche, nous sautâmes dans un taxi à qui nous demandâmes de nous emmener au consulat de France. La course fut rapide et nous nous retrouvâmes bientôt en face à face avec un agent diplomatique français. Je lui expliquai la situation. « Hélas, c’est très fréquent », me dit-il. Il me laissa le choix entre un passeport provisoire d’un an – qui permet aux voyageurs de poursuivre leur aventure – ou un simple laissez-passer pour la France. Puisque nous avions déjà des billets d’avion pour Paris et qu’il m’était de toutes façons impossible de rentrer en Russie sans visa, je décidai de faire un laissez-passer. A l’arrivée en France, il me faudrait refaire un passeport en urgence et un visa pour la Russie dans la foulée.
Des démarches épuisantes mais pas insurmontables. Le plus ennuyeux était que Katya, avec son passeport, avait perdu aussi son visa schengen. Je l’expliquai à l’agent, qui me demanda si nous étions mariés. « Non ? Je ne peux rien faire alors. L’ambassade de Russie doit d’abord lui redonner un passeport, et après nous verrons... »
Nous quittâmes ce petit bout de France et trouvâmes refuge dans un taxi, qui nous emporta vers le consulat de Russie, où nous espérions que Katya pût faire un passeport provisoire. Nos espoirs furent vite balayés : la Russie ne délivre pas de passeport provisoire. « L’administration y réfléchit » nous dit la femme qui s’occupa de nous. Une seule possibilité : un laissez-passer pour la Russie – gratuit, à la différence de son équivalent français. Nous allâmes faire des photographies d’identité pour Katya et revînmes déposer le dossier complet.
Un peu sonnés, nous partîmes à travers la ville, tentant de « jouer » aux touristes même si le cœur n’y était pas. Plus le temps passait et plus la tristesse prenait possession de nos âmes. Les mêmes idées tournaient en boucle dans nos têtes. Nous refaisions, encore et encore, le film de la journée, espérant trouver quelque issue. Mais toujours nous butions sur la réalité. On ne voulait pas y croire. On cherchait des raisons, on maudissait l’infortune et on se retrouvait enfin face à la culpabilité ; celle de notre relâchement, que Katya éprouvait plus douloureusement encore puisqu’elle avait commis l’imprudence de garder son petit sac en bandoulière. Pas de seconde chance ; sa punition serait terrible : avec son passeport et son visa c’était son séjour en France qui venait de s’évanouir.
Nous repartîmes au consulat de Russie récupérer son laissez-passer. Le mien serait prêt le lendemain – service inversement proportionnel au prix ! Nous retournâmes vers notre quartier avec le cœur serré. La tristesse, la fatigue et la frustration avaient fait naître en moi une colère noire, qui couvait depuis le début de notre séjour au Viêtnam. J’éprouvais alors une haine pour ce pays et pour ses habitants. La marche de retour fut insupportable, la circulation des deux roues étant encore plus dense qu’à Hanoi ; les motocyclistes investissent même les trottoirs, frôlant les touristes effarés. Le flux étant ininterrompu, la traversée d’un passage piéton est parfois impossible. Et lorsque l’on pose le pied sur le passage, les conducteurs, au lieu de lever le pied pour vous donner une chance de traverser, accélèrent pour vous faire rebrousser chemin. Nous fûmes ainsi bloqués un long moment à un boulevard. J’étais à bout. Je sautai devant les roues de la horde en leur lançant des insultes en anglais, droit dans les yeux. Ils furent obligés de s’arrêter en urgence ; quelques-uns, ayant très bien compris la nature de mes propos, montrèrent un visage hostile et hésitèrent visiblement à repartir ou à venir en découdre, soutenant mon regard avec fierté. Il y avait un encadré dans notre guide de voyage mettant en garde contre les mouvements d’humeur, relatant de nombreux cas qui s’étaient terminés à coups de couteau. Je veux bien le croire. Là où le Chinois s’amuse de l’humeur d’un touriste – ou s’en étonne comme d’une bête curieuse –, le Vietnamien est prêt à en découdre.
De retour à l’hôtel, nous envoyâmes quelques emails pour tenter de faire jouer nos relations et consultâmes des sites diplomatiques pour glaner des informations. Le soir, nous dînâmes dans la rue de notre hôtel, une odieuse rue « routard », où de vieux anglophones libidineux s’affichaient avec des filles à peine sorties de l’adolescence. Les sourires mielleux – une spécialité locale – des racoleurs et des serveurs m’étaient devenus totalement insupportables. Je les repoussais sèchement. Nous nous assîmes enfin dans un restaurant sans saveur, comme il y en a beaucoup là-bas. Le serveur comprit à mon regard sombre qu’il fallait être discret. Nous mangeâmes vite et allâmes nous enfermer dans notre chambre.
La soirée fut amère et la clameur qui montait des tripots de la rue ajoutait encore un peu de langueur à notre retraite. Toute la soirée nous essayâmes de trouver une solution qui nous éviterait de nous séparer brutalement trois jours plus tard. Nous nous endormîmes avec un mince espoir : demander au consulat de Russie à ce qu’il délivrât un nouveau passeport – traditionnel – à Katya, que nous attendrions ensemble ici le temps qu’il faudrait. Nous étions prêts à attendre un mois s’il le fallait, pourvu que nous restions ensemble.
Sale journée, sale guerre
Pour notre deuxième jour à Ho Chi Minh-ville, nous avions initialement prévu d’aller visiter des sites à l’extérieur de la ville, notamment les fameux tunnels de Cu Chi. Finalement nous nous « contenterions » de nos chers consulats. Nous commençâmes par le consulat de France où je récupérai mon document en fin de matinée. Nous filâmes ensuite au consulat de Russie, dans lequel tous nos espoirs reposaient.
Nous exposâmes notre souhait à la femme qui nous avait reçu la veille. Elle nous répondit qu’elle était désolée mais qu’elle ne pouvait rien faire pour nous, seuls les expatriés russes enregistrés à Ho Chi Minh-ville étant autorisés à y recevoir un nouveau passeport. Agacé autant par sa réponse que par sa fausse compassion, je lui rétorquai que si nous étions des businessmen en voyage ou quelque personne « importante » on nous ferait des passeports sur-le-champ, car, lui rappelai-je, les consuls ont un pouvoir discrétionnaire sur de nombreux dossiers. Elle se braqua et perdit son masque bienfaisant. Nous exigeâmes de rencontrer le consul. Elle refusa, prétextant une réunion ou je ne sais quelle idiotie. Nous la pressâmes un peu plus encore. Voyant notre entêtement, elle s’exécuta enfin. Le protocole à la russe.
Elle revint dix minutes plus tard avec une mine renfrognée. « Le consul ne peut rien faire. » Je souris ironiquement : « il ne peut rien faire ou il ne veut rien faire ? » A bout de patience, elle lâcha : « il ne veut pas ». C’était clair. J’invitai Katya à se retirer, disant à dessein devant la femme qu’il était lamentable de voir que son pays ne souhaitât pas l’aider. La femme fut visiblement touchée et elle crut bon de devoir se répandre en consolations et en regrets. Il était temps de partir avant que je lui exprimasse le fond de ma pensée.
Effondrés par cette nouvelle difficulté, qui nous laissait sans espoir, nous poursuivîmes tant bien que mal notre journée de formalités. Il nous fallait désormais rejoindre le Centre des visas et des migrations afin d’obtenir de nouveaux visas vietnamiens, sans lesquels il nous serait impossible de quitter le territoire.
Nous attendîmes un long moment, au milieu de Vietnamiens venus retirer des documents et de touristes venus faire prolonger leur visa ou dans la même galère que nous. On nous reçut enfin. L’homme examina les papiers, les laissez-passer et remplit les dossiers de demande de visa. Comme je le redoutai, il nous demanda de l’argent pour refaire mon visa – la Russie a un accord avec le Vietnam qui dispense de frais de visa pour les quinze premiers jours. Abasourdi de devoir payer un troisième visa en un mois au Vietnam – environ 80 euros à chaque fois ! –, je montrai mon mécontentement à l’employé administratif et signait d’un trait rageur les documents qu’il me présenta. Ce ne fut pas à son goût et il se leva brusquement. Il revint accompagné d’un homme en uniforme à l’aspect sévère qui nous invita à le retrouver dehors.
On nous fit entrer dans un bureau typique des dictatures, de ceux où l’on rentre innocent et où l’on ressort coupable après un long interrogatoire. Nous nous assîmes avec appréhension. Deux gradés en uniforme prirent place en face de nous. L’un d’eux nous demanda calmement en anglais quel était notre problème. Je lui expliquai notre situation et pourquoi je trouvais anormal de devoir payer encore une fois alors que nous avions été victimes d’un vol. « Vous avez perdu votre visa, il faut payer » me répondit-il en semblant ignorer mes explications. « Nous n’avons pas perdu nos visas, on nous les a volés » expliquai-je encore une fois. « Vous les avez perdus, il faut payer » reprit-il plus fermement. Nous parlions à un mur aussi froid que ceux de son bureau. Je tentai de me calmer, comprenant qu’insister ne pourrait que nous causer des problèmes supplémentaires. Nous obtempérâmes. Pour moi, la coupe « vietnamienne » était pleine. Je n’avais qu’une envie : partir de ce pays et je ne jamais y revenir.
En sortant du centre de visas, nous rencontrâmes une Française, à qui il était arrivé une mésaventure comparable à la nôtre ; en pire. Elle nous expliqua qu’elle vivait en Australie et qu’elle était venue voir des amis qui vivaient là. Lors de sa première soirée, alors qu’elle se baladait avec une amie, elles furent entourées par des enfants de cinq à six ans qui leur dérobèrent un iphone dans une poche. Elles passèrent ensuite la soirée avec d’autres amis et en repartant, un deux-roues tenta de lui arracher son sac à main, auquel elle s’agrippa. Le voleur tira de plus belle et elle dut céder. Son amie et elle abandonnèrent leurs claquettes pour courir après la motocyclette, qui disparut inexorablement avec son sac et son passeport. La scène dura moins d’une minute et lorsqu’elles revinrent chercher leurs chaussures, elles avaient elles aussi disparu ! Personne n’avait rien vu, évidemment.
Nous abandonnâmes ma compatriote à ses formalités et nous nous engouffrâmes dans un taxi pour rejoindre le musée des Vestiges de la Guerre, avant qu’il ne fermât. Nous avions passé la plus grande partie de la journée à des démarches fastidieuses et nous voulions nous changer un peu les idées. Le lieu n’était sans doute pas idéal. La visite, qui retraçait la guerre civile et le conflit avec les Américains, fut éprouvante. Les photos et les témoignages étaient d’une violence inouïe. Malgré le parti pris évident et la propagande « communiste » latente, on ne pouvait que compatir et épouser la souffrance de ce peuple martyre. Je m’apaisai un peu en reliant ces images à ce que nous avions vécu depuis deux jours – et même un mois. Notre souffrance était bien faible au regard de celles que ces gens avaient vécues. Comment s’étonner de leur agressivité, voire de leur malveillance, envers les occidentaux ? Tout cela était peut-être logique.
Le soir, après avoir fait une marche dans le centre ville, nous nous installâmes dans un restaurant branché, qui proposait des spécialités de Hué. Enfin de la nourriture de qualité et un peu de paix. Le repas terminé, nous traversâmes le marché de nuit avant de retrouver notre chambre d’hôtel. J’appelai l’agence Internet qui nous avait vendu nos billets. Nous n’avions pris aucune garantie annulation mais, à ma grande surprise, ils échangèrent le billet de Katya sans problème et pour un supplément insignifiant. Nous volerions ensemble jusqu’à Doha, où nos chemins se sépareraient ; chacun rejoindrait alors son pays ; Katya ne verrait ni la France ni nos amis Nastya et Sergey, qui devaient nous y rejoindre ; elle serait seule pour son anniversaire.
Malgré notre tristesse, nous décidâmes de profiter de nos derniers instants au Vietnam, où nous n’étions pas près de revenir, et de quitter Ho Chi Minh-ville le lendemain pour aller visiter le delta du Mékong. Il nous fallait à tout prix fuir cette ville, qui ne nous avait apporté que des malheurs et où nous étouffions.
Oui, la guerre... et l'arrivée brutale de l'argent - et du tourisme - dans une société où il y a encore beaucoup de pauvreté. Dès lors, le ressentiment n'est pas illogique. Je peux trouver beaucoup d'excuses à ce peuple pour qui j'ai toujours eu de la tendresse et de l'admiration. Mais pour moi la mentalité et le climat social d'aujourd'hui ne sont pas supportables. Un peu comme en Egypte, où je me suis senti très mal, alors que la plupart des touristes, parfaitement à l'aise avec l'hypocrisie, les mielleries, et insensibles à l'agressivité latente - voire au danger - semblaient se satisfaire du cirque touristique.
Je suis triste de voir ce qu'est devenu le Vietnam. Dans les années soixante-soixante-dix (de 1965 à 1975) j'avais de nombreux amis vietnamiens venus faire leurs études en France. Ils étaient fort civils et charmants, etc. La guerre doit changer les individus pour longtemps... C'est triste. Bises à vous deux
Effrayant de lire,Comme si lui-même est inquiet