Prendre le temps de vitesse

Délestés de nos gros sacs, nous retournâmes de bon matin dans la rue où nous étions arrivés en bus à Saigon deux jours plus tôt. Nous repassâmes sans joie où tout avait basculé (voir Ho Chi Minh-ville). Deux sentiments opposés nous tiraillaient : l’impatience de partir de cette ville et l’envie d’arrêter le temps, qui nous éloignait déjà l’un de l’autre.

Après une heure et demie de bus, celui-ci s’arrêta là où nous lui avions indiqué à notre départ et nous abandonna tous les deux au bord de la route. L’attente ne fut pas longue : un motard nous emporta bientôt tous les deux sur une vieille machine, qui dut supporter deux passagers et deux sacs à dos. Nous nous enfonçâmes dans la campagne. La pluie, qui semblait vouloir s’installer pour la journée, n’arrangea pas notre « chevauchée » ; ni les dos d’âne ou les ponts qui enjambaient les cours d’eau.

Soudain la moto se braqua vers la droite et nous nous retrouvâmes sur une mince piste asphaltée qui courait le long d’une rivière aux rives verdoyantes, le long de laquelle se succédaient de petites maisons. Notre pilote s’arrêta peu après devant un joli jardin, dans lequel on devinait une élégante demeure de style colonial. Nous étions arrivés à destination : la maison de Ba Duc, bâtie au XIXe siècle par une riche famille vietnamienne. C’est là que nous passerions notre première nuit dans le delta du Mékong.

L’endroit était romantique à souhait ; surtout le grand jardin, qui offrait généreusement aux visiteurs ses fruits, ses odeurs et ses petits pavillons. Toutes ces beautés semblaient là pour dresser quelque rempart improbable contre le chagrin qui envahissait chacune de nos pensées.

Devant le treillis de bois qui quadrillait la fenêtre de notre chambre, je regardais couler les larmes que le ciel indécent ne pouvait retenir. Collé au soupirail, j’étouffais dans mon cachot. Il fallait fuir ; courir, s’agiter ; et croire que nous pouvions arrêter le temps en le prenant de vitesse. Au fond, ce qui se jouait, c’était le drame accéléré et condensé de toute vie humaine, avec ses séparations, ses déchirures inéluctables.

Après avoir avalé un déjeuner léger, nous nous fîmes prêter des vélos et nous partîmes à travers la campagne, longeant au hasard des petits bras de rivière qui serpentaient au milieu d’une végétation luxuriante, sous laquelle des hommes avaient tenté de faire pousser des maisons. Quand elle eut un peu lavé nos peines, la pluie ralentit. La balade était excitante. Tout ce petit monde n’était rien qu’à nous ; pas de voitures, ni de motos – un luxe après Ho Chi Minh – et encore moins de touristes. Ici le temps semblait réellement s’être arrêté. Caché sous les feuilles de bananiers, nous nous laissâmes égarer.

A notre grand regret, nous sortîmes soudain de notre labyrinthe vert. Nous retrouvâmes une piste plus large où nous croisâmes quelques véhicules et de courageux touristes espagnols, qui avaient entrepris de traverser le delta à vélo en « sautant » de bras en bras – une quête difficile, semblait-il.

Nous roulions depuis un moment sur une piste parallèle au Mékong, mais nous ne l’avions toujours pas aperçu. Il était là, tout près ; on le sentait, on le respirait ; on entendait son pouls régulier et puissant battre en nous ; mais impossible l’approcher. Nous poursuivîmes nos efforts ; un petit port se dessina peu à peu ; et nous l’atteignîmes enfin. Sa largeur nous saisit aussitôt. Dire que ce n’était qu’un des bras ! Ses eaux boueuses semblaient dissimuler un monde de créatures hostiles auprès de qui l’on n’aurait guère souhaité être introduit. A la surface, glissaient les sampans des pêcheurs, des barges surchargées et les bacs qui reliaient les deux rives. Nous restâmes un long moment sur un ponton à profiter de cet étonnant balai exécuté sur une scène aux proportions irréelles.

Nous poursuivîmes notre chemin vers Cai Be, la ville principale de ce côté du Mékong. Nous abandonnâmes brièvement le grand fleuve pour pénétrer dans la ville. Nous nous faufilâmes bientôt dans des petites ruelles au bout desquelles nous le retrouvâmes. C’est à cet endroit qu’il y avait un de ces fameux marchés flottants, que nous espérions découvrir le lendemain matin. Nous poussâmes encore un peu plus loin jusqu’à l’église néo-gothique qui dominait les berges de sa haute flèche. Nous prîmes ensuite le chemin du retour, terminant notre boucle jusqu’à notre pension. Décidés à profiter jusqu’au bout de la lumière du jour, nous dépassâmes la demeure coloniale et allongeâmes notre excursion de quelques kilomètres.

A notre retour, un membre de la famille nous fit visiter la pièce principale de la demeure coloniale, richement décorée. Le soir, après une bonne douche, nous eûmes droit à un nouveau cours de cuisine – ça commençait à faire beaucoup ! D’autant que, fourbus, nous nous serions bien passés de cuisiner pour nous laisser servir. Malgré les tables de « groupes » qui nous entouraient, le repas fut agréable et nous passâmes une bonne soirée. Nous retrouvâmes notre « geôle », qui me sembla moins hostile. Il fallait évacuer les idées sombres et dormir ; le lendemain serait une longue journée, au cours de laquelle nous espérions entrevoir les « mystères » du Mékong.

Un début de réconciliation

La journée commença tout en douceur avec un petit déjeuner « zen » dans le jardin de notre pension. Après quoi nous allâmes plier nos bagages avant de rejoindre le bord de la rivière, où un bateau nous attendait. Nous fîmes connaissance de notre guide, un jeune étudiant au sourire enfantin et à l’humeur facétieuse, dont la compagnie fut agréable.

Nous remontâmes la rivière jusqu’au Mékong, avant de pénétrer dans le marché flottant de Cai Be. Un marché flottant qui s’avéra décevant, les bateaux se faisant plutôt rares. Etait-ce un mauvais choix d’heure ou de jour, ou assistions-nous au déclin d’une vieille tradition, qui aurait bientôt disparu de Cai Be ? Après avoir acheté quelques fruits aux vendeurs ambulants, nous nous éloignâmes du port et poursuivîmes notre trajet jusqu’aux immanquables étapes « artisanales », auxquelles on peine à se soustraire : on nous montra la confection des galettes de riz, des bonbons au miel, des « alcools de serpent » et autres productions locales. Il fallut mettre la main au portefeuille presque partout, d’autant que, la visite étant individuelle, il n’y avait pas d’autre cible pour les vendeurs, qui nous tombaient dessus directement. Malgré tout, ces visites furent plutôt intéressantes, et je préférais lâcher quelques pièces plutôt que de me retrouver avec une masse de touristes.

Ces impératifs finis, nous revînmes vers le port de Cai Be, que nous dépassâmes bientôt pour traverser le Mékong et gagner la petite île de Tan Phong. On nous y débarqua quelques minutes avant que nous prenions place sur une petite barque, dont le propriétaire nous emmena à coups de rames sur des canaux étroits s’enfonçant à travers la mangrove. Un silence à peine troublé par le bruit de la rame rencontrant l’eau s’installa autour de nous. Il n’y avait pas besoin de beaucoup d’imagination pour se croire aventurier. Nous ne trouvâmes ni trésor ni ethnie reculée ni monument oublié des hommes, mais une paix profonde, dont nous n’osions plus rêver depuis notre séjour à Saigon.

Nous regagnâmes notre sampan et fîmes une nouvelle étape, un peu trop touristique, où l’on assista à un petit spectacle de musique et de chant traditionnels, pendant lequel nous savourâmes quelques fruits – et nous perdîmes encore quelques dongs.
 

 
 

Nous retrouvâmes peu après le Mékong et contournâmes l’île de Tan Phong pour prendre la direction de notre destination du jour, les îles d’An Binh. Le trajet fut assez long pour que nous appréciassions la force et la démesure du fleuve, dont les eaux boueuses dévalent depuis les hautes terres de la province chinoise du Qinghai, irriguant au passage Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge, avant d’aller se noyer tout près d’ici dans la mer de Chine méridionale.
 

 
 

Nous fîmes encore une étape pour prendre notre déjeuner dans un café construit le long d’un des nombreux bras de rivière, où les hommes ont tant bien que mal accroché leurs maisons et leurs vies. On nous servit notamment un poisson du Mékong, dont la présentation valait plus que sa maigre chair.

Après cette pause bien venue, la femme qui pilotait notre sampan nous amena à destination. Nous remerciâmes chaleureusement notre guide et fûmes débarqués dans un petit port de pêche, où une petite barque nous récupéra pour nous conduire jusqu’à notre pension. Nous pénétrâmes assez vite dans un petit canal débouchant sur une petite crique où nous accostâmes. Nous marchâmes encore quelques minutes sur des petits sentiers et découvrîmes enfin notre dernière demeure du voyage, le Ngoc Sang Homestay, une petite pension au calme tenue par une charmante famille.

On nous emmena à notre petite chambre, dans un second bâtiment éloigné de deux cents mètres et séparé par quelques maisons et de la mangrove. Nos bagages posés, nous demandâmes des vélos afin de profiter de la fin d’après-midi.

La visite de l’île à vélo prolongea à merveille le plaisir que nous avait apporté notre excursion matinale sur le Mékong. Il y régnait un sentiment de paix et de sécurité qui contrastait si fortement avec l’atmosphère d’Ho Chi Minh-ville, que nous aurions pu croire avoir changé de pays ou de monde.

Le soleil commença à décliner en même temps que nos forces et nous retournâmes à la pension. Katya décida d’aller consulter Internet au bâtiment principal, afin de commencer les démarches pour renouveler son passeport au plus vite, espérant toujours me rejoindre en France d’une manière ou d’une autre. Je décidai de jeter mes dernières forces dans une petite balade jusqu’à la pointe de l’île, où j’espérais assister au coucher du soleil. Je fus récompensé de mes efforts : j’assistais en effet au coucher du soleil mais surtout je devais rencontrer des enfants de pêcheurs, ravis de ma présence, qui s’amusèrent à pauser devant mon objectif. Les minutes passées là-bas en compagnie des enfants furent parmi les plus magiques du voyage. Trois jours après avoir « humainement » touché le fond à Saigon, j’avais désormais l’impression d’être en osmose avec les habitants du delta. C’était inespéré ; comme un début de réconciliation avec le Vietnam.

De retour à la pension, je retrouvai Katya et nous nous offrîmes une bonne douche – un peu spartiate, mais quelle importance ? – avant le dîner. Celui-ci fut très bon et très joyeux, car nous le passâmes avec une sympathique famille de Français venus de Rennes. Nous vidâmes quelques bières dans la bonne humeur et sous le signe du voyage et des aventures. Après le repas, le propriétaire et son fils s’offrirent un petit bain autour de la maison auquel nos courageux amis français participèrent également. L’atmosphère était douce et heureuse. Cette journée était délicieusement interminable ; chaque moment semblait encore meilleur que le précédent.

Nous aurions pu nous coucher plein de cette énergie positive. Nous retournâmes pourtant au bâtiment principal pour tenter encore de prendre des renseignements sur Internet pour préparer au mieux le retour de Katya en Russie. Pendant qu’elle tapotait nerveusement sur le clavier de l’ordinateur, je me balançai langoureusement dans un hamac, les yeux fixés sur une mante religieuse en attente d’une proie et les idées emportées régulièrement par le ressac de nos sept semaines de pérégrinations. Il y avait de la joie et de la peine dans ces minutes ; celles de notre dernière nuit au Vietnam ; ensembles.

Il nous fallait bien une petite mésaventure pour conclure une journée trop parfaite. Lorsque nous revînmes à notre bâtiment, nous eûmes la mauvaise surprise de trouver porte close. Les propriétaires n’avaient pas noté notre absence et avaient barricadé la maison. Nous frappâmes de longues minutes à la porte sans aucun résultat. La maison semblait plongée dans un profond sommeil ; alors que de la mangrove, grouillante de vie malgré la nuit, montaient des bruits inquiétants.

Nous ne savions plus quoi faire pour tenter de réveiller nos hôtes et étions prêts à rendre les armes, lorsque nous entendîmes les verrous tourner de l’autre côté de la porte. C’était notre amie française qui était venue nous ouvrir. Comme nous fûmes heureux de la voir ! Nous sautâmes bientôt dans notre lit, que nous savourâmes comme un bienfait divin.

Le Qatar, l’amour et les larmes

Le matin, nous traversâmes en bac le bras du Mékong pour rejoindre la ville de Vinh Long, où nous prîmes place dans un autobus qui nous ramena à Saigon. De retour dans l’enfer de la grande ville, nous partîmes aussitôt au Centre des visas et des migrations, afin d’y retirer nos nouveaux visas, dont nous aurions besoin le soir pour sortir du pays.

Nous retournâmes ensuite à notre hôtel, que nous ne quittâmes plus jusqu’au soir, craignant quelque nouvelle déconvenue si nous partions à travers la ville. Le cœur n’y était plus de toutes façons. Nous restâmes avachis dans les fauteuils du hall de l’hôtel à regarder passer d’affreux rats qui couraient par intermittence d’un mur à l’autre. Il n’en aurait pas fallu tant pour nous dissuader de revenir un jour dans cette sinistre ville.

L’attente jusqu’au soir devint insoutenable ; nous précipitâmes notre départ, préférant courir au « malheur » plutôt que de l’attendre, impuissants.

L’attente recommença à l’aéroport ; un peu moins pesante, loin du quartier que nous avions pris en horreur. Après avoir dépensé nos derniers dongs dans un fast-food, nous embarquâmes enfin pour un vol de nuit jusqu’à Doha. Le vol fut bon, comme toujours avec les riches compagnies du golfe.

Nous y étions ; la dernière étape ; celle de la séparation. Nous passâmes encore quelques heures ensemble. A travers la baie vitrée, nous vîmes le soleil se lever par-dessus le désert. Je pris Katya dans mes bras, résolu à triompher du malheur et à faire de cet instant douloureux la plus romantique minute de notre vie. Les mots glissèrent dans son oreille. Elle frémit et acquiesça.

Quelques minutes plus tard, nous fûmes séparés par un cordon ; celui de la file d’attente du vol pour Paris. Nous nous embrassâmes assez pour en emporter avec nous ; nous en aurions besoin pour les démarches à venir ; surtout Katya, bientôt seule à Moscou. Je passai le contrôle et m’éloignai définitivement. Il fallut que nous soyons fort pour retenir nos larmes. Je pris place dans l’avion, regardant le siège vide où Katya aurait dû s’asseoir, tout près de moi. L’avion prit de la vitesse et s’arracha au sol brûlant de Doha pour me ramener malgré moi vers la France.

Quelques heures plus tard, heureux et triste à la fois, je retrouvai mes parents. J’attendais avec impatience de parler à Katya ; d’être sûr qu’elle avait rejoint son grand pays ; de la soutenir, autant que je le pusse à distance. Désormais elle allait devoir se battre seule contre le temps*.

Longtemps nous nous demandâmes pourquoi notre merveilleux voyage avait dû finir ainsi, dans la tristesse et le stress. Certains nous reprochèrent même nos sentiments, considérant que nous étions privilégiés d’avoir pu faire cette longue et belle aventure. Sans doute avions-nous vécu très – trop – intensément toutes ces aventures. Nous avions, comme le Mékong, dégringolé plein de vie depuis les hauts plateaux chinois jusqu’aux mers du sud. Comme lui, nous nous étions séparés près du but. Ses joies et ses souffrances étaient les nôtres, et son secret venait de nous être révélé : ce qui coulait au fond de ses eaux boueuses et tumultueuses, c’était l’amour.

 

* Assiégeant jour après jour les administrations russes, Katya réussit l’exploit d’obtenir son passeport et son visa schengen en deux semaines. Elle vint me rejoindre en France pour y passer quelques jours, pour le principe ; et pour conjurer le mauvais sort. Hélas, elle ne croisa qu’une petite heure nos amis Nastya et Sergey, avec qui j’avais essayé de rester aux petits soins malgré la peine provoquée par son absence.