Une autoroute de glace
Dimanche 22 février 2015. Après avoir fait nos dernières courses – du pain et de la vaisselle – dans un magasin local avec notre carte bancaire, nous retrouvons Konstantin. Nous chargeons sa jeep blanche jusqu’à la gueule et partons vers le nord de l’île.
Sur une piste, d’abord ; puis sur le lac, où nous pénétrons une nouvelle fois avec bonheur. C’est une véritable autoroute de glace, où l’on croise voitures et sportifs de l’extrême, en patins ou à vélo.
Le spectacle est féerique : nous traversons des parcelles de glace blanche ou bleutée, des cultures de cristaux hérissés dont certains ressemblent à des champs de blé ondulant au vent dont le mouvement aurait été figé. Ce n’est que la Petite Mer, le « petit Baïkal », mais nous sommes déjà comblés. Je fais arrêter Konstantin plusieurs fois pour faire des photos et me promener un peu sur la glace, au milieu du lac. Les pas sont comptés ; le froid est terrible.
Notre chauffeur nous ramène vers la terre ferme en nous faisant traverser un carré de glace bosselé. Ça secoue dans tous les sens. Les sensations augmentent encore lorsque nous nous engageons sur une pente raide. Si raide que le moteur de la pauvre voiture cale dans la montée et refuse d’aller plus loin. L’endroit est magnifique ; la panne a bien choisi son moment ; nous allons marcher un peu pendant Konstantin fait redémarrer la voiture.
Découverte de notre cabane de pêcheur
Nous prenons d’abord la direction d’Uzur, le petit hameau où se trouve notre maison. Nous irons à Khoboï un peu plus tard. Les quelques kilomètres de piste à travers la forêt sont d’une grande beauté. Ici la neige est plus épaisse et les arbres plus nombreux. Les animaux aussi, nous prévient Konstantin : les renards, les visons, les lynx et les loups. Nous sommes dans une réserve, les animaux sont en sécurité ; nous aussi, nous l’espérons.
Nous tournons lentement, coincés entre la pente d’une colline et une forêt lorsque s’ouvre devant nous un panorama sur le lac – le grand – le long duquel les toits de quelques petites maisons fument paisiblement. Avant d’arriver au bord de l’eau, Konstantin ralentit devant une maison en retrait des autres. Le rêve prend forme.
Nous déchargeons les affaires et pénétrons avec excitation dans la petite maison de pêcheurs. Ni beauté, ni confort, ni propreté ; mais un charme brut qui nous séduit aussitôt ; comme la vue sur le lac, éblouissante, qui apparaît entre les deux monts qui « ferment » la crique, avec l’air d’un petit port oublié de Normandie coincé entre ses falaises.
Nous allons jusqu’au lac pour faire notre première provision d’eau, puisant dans le trou creusé par nos voisins météorologues avec qui Konstantin va s’entretenir longuement dans le plus grand mystère. L’essentiel, pour nous, est que nos voisins sachent que nous sommes là. Au cas où.
Nous partons enfin vers le cap Khoboï. Nous remontons une piste enneigée sur laquelle notre jeep slalome, s’enfonçant par instants dans la neige et s’extirpant aussitôt dans un sursaut d’énergie.
En route, Konstantin nous arrête Cap de l’Amour, où il nous invite à nous embrasser et à laisser une petite pièce en offrande. J’avoue être assez peu concentré sur le rituel, tant le paysage est merveilleux. De là-haut, le lac, strié, barré par des milliers de lignes, de courbes, de bandes et autres figures à dérouter les géomètres, resplendit. C’est beau à couper le souffle. Je retourne à regret vers la voiture.
Le plus beau paysage du monde
Mes regrets sont vite balayés par notre arrivée à Khoboï. Le spectacle est grandiose. Je n’aurais jamais pu croire, étant donné l’intensité de ma première rencontre avec le lac, que la seconde serait encore plus forte. Je regarde, interdit, le lac s’ouvrir majestueusement vers le nord, entre les montagnes, et partant se perdre à l’infini. C’est le plus beau paysage que j’ai vu de toute ma vie. L’émotion est si grande qu’il faut redoubler de prudence en serpentant, jusqu’au bout du cap, sur la crête rocheuse aux parois vertigineuses. Chute interdite. Un touriste imprudent était décédé là quelques jours avant mon premier passage. Et la neige n’arrange rien ; on croit avancer sur le rocher recouvert de neige alors que la couche de neige est déjà à moitié dans le vide.
Malgré la présence d’un groupe de marcheurs russes, la joie est intense. La frustration aussi. Partout où le regard se pose, c’est un nouvel émerveillement. On est étourdi devant tant de beauté. C’est trop pour l’œil humain. Il faudrait fermer les yeux par instants pour mieux voir. Mais le réflexe est gourmand et on veut ne rien rater. Apollon frise l’overdose ; Dionysos mène la marche ; nous repartons ivres de bonheur, ayant lâché prise avec le temps et la réalité. Combien de fois me suis-je retourné pour essayer de fixer un peu de cette beauté ? Il n’y a que Konstantin, à l’abri dans sa voiture, qui peut encore tenir les comptes. Nous repartons brutalement, arrachés au cap, à qui je promets de revenir.
Seuls avec le lac
Le retour est court. Normalement. Mais à cinq cents mètres de notre future maison, la jeep s’enfonce dans la neige et reste bloquée. Il nous faut creuser à la pelle pour débloquer les roues et les essieux. Recommencer encore. La voiture fait un mètre ou deux ; on creuse de nouveau. Une demi-heure de sport à nous mettre en nage par moins quinze. Nous ouvrons peu à peu une voie pour notre voiture ; elle sort enfin de son trou.
Nous arrivons « chez nous ». Konstantin nous donne ses derniers conseils et nous aide à allumer le poêle. Nous écoutons et regardons avec beaucoup d’attention. Le poêle sera notre ami et notre allié indispensable contre le froid : sans lui, nous ne résisterons pas longtemps aux nuits à -30°C. Le danger est réel ; il faut savoir l’allumer vite et bien. Mais cet ami peut devenir aussi notre bourreau si nous oublions d’ouvrir le tuyau et surtout si nous ne nous assurons pas que les braises sont inoffensives avant de le refermer. Garder la chaleur, mais ne pas mourir asphyxié.
Nous allons saluer Konstantin, qui nous quitte avec un soupçon d’émotion. Notre hôte est très russe : il montre peu de sentiments mais son cœur est grand. Nous nous donnons rendez-vous dans huit jours. Nous regardons le véhicule s’éloigner doucement et rentrons nous mettre à l’abri. Le soir arrive et il fait déjà très froid. Nous voilà seuls désormais. Sans électricité, sans téléphone, sans Internet, sans eau courante – le lac est à trois cent mètres, comme les premiers voisins –, sans toilettes, sans salle de bains.
L’hiver s’invite dans notre isba
Nous prenons possession des lieux peu à peu, vidant nos sacs et nos valises. Au début, tout nous semble charmant. « C’est mieux que je ne l’imaginais » dis-je, enthousiaste, à Katya.
La nuit s’installe vite elle aussi. Le poêle fonctionne mais il fait toujours aussi froid. Le noir et le froid conjugués altèrent notre humeur, sans que nous y prenions garde. Lorsque nous nous installons à table pour manger, c’est notre première déconvenue : placés devant la fenêtre recouverte de glace, le froid nous assaille malgré nos combinaisons de ski. Au sol, c’est encore pis ; une porte ouverte sur les mondes inférieurs ; l’anti-chambre de la mort.
Décidé à réagir – et à rester positif –, je propose à Katya de déplacer notre table et notre banc contre le mur du poêle. C’est un peu mieux mais le froid ne cesse de monter par le plancher et le mur du poêle blanchi à la chaux repeint nos vêtements en blanc.
Impossible de tenir à table pour écrire ou pour lire. Il est bientôt temps d’aller se coucher et la situation empire encore. Le bois dans le poêle ne veut pas brûler et la pièce ne se réchauffe décidément pas. Je touche les lits de fortune que nous avons préparés sur un sommier rustique – quelques planches grossières mal clouées : ils sont gelés. Impossible de dormir dans ces conditions. L’inquiétude finit de chasser notre bonne humeur. Devant l’urgence, nous recommençons nos aménagements à la hâte : nous déplaçons nos matelas crasseux dans deux vieux lits en métal que nous collons au poêle, à la place de la table, pour profiter de la chaleur qu’il garde jalousement.
Le rêve brisé
Avant de me coucher, je prends le dernier morceau de bois qui brûle péniblement dans le poêle pour l’éteindre dehors, dans la neige. J’ouvre la porte et dois affronter les -25°C qu’indique notre thermomètre. Je m’offre surtout une grosse frayeur, mon tison à la main, en entendant des pas tout autour de moi, sans que ma lampe frontale ne puisse percer le mur noir que la nuit a dressé devant notre maison. Mon cœur frappe fort dans ma poitrine. Les pas accélèrent, réguliers, lourds, et s’éloignent peu à peu. Je me réfugie dans notre maisonnette, peu rassuré. Je comprends, en recouvrant mes esprits, que ce sont les chevaux que nous avons vus en allant à Khoboï. Incroyablement résistants au froid, ils se promènent librement, paissent et dorment où ils veulent durant l’hiver.
Nous nous glissons dans nos duvets – prévus pour +12°C – et dans nos lits glacés. La sensation est très désagréable. Sur le côté, le poêle dégage une chaleur assez forte ; dessous, le froid qui remonte du sol est si dur que je peux compter les barreaux de mon lit métallique, dont je sens la froideur malgré les innombrables couches de matelas, draps et vêtements. Prostrés dans nos lits, nous entendons le bois de la maison craquer par instants. On croit distinguer des bruits de pas. Nos fenêtres vibrent par à-coups, comme si quelqu’un venait les secouer. Le froid nous mord de plus en plus. La nuit tourne au cauchemar. Je regarde Katya, emmitouflée comme une cosmonaute dans tous ses habits et sa combinaison de ski. J’enrage ; que sommes-nous venus faire ici ? Nous voulions du calme et de la simplicité mais nous ne sommes pas prêts pour des conditions aussi rudes. « Demain, nous irons voir nos voisins et appellerons Konstantin afin qu’il vienne nous chercher », finis-je par me dire avant de m’endormir. Cette résolution m’apaise autant qu’elle m’attriste. La nuit se poursuit dans le froid et la peur, avec quelques phases de sommeil par intermittences. Que reste-t-il de notre rêve ?
Les paysages sont jolis, j\'attends avec impatience vos nouvelles aventures.
Merci Ivan, c'est gentil ! Il faut peut-être du courage pour y aller - je ne sais pas ; mais, c'est certain, il en faut pour le quitter.