Vivre d’amour et d’eau fraîche… et de musique

 

Mercredi 25 février. Répéter les mêmes gestes. Se lever dans le froid. S’habiller à la hâte. Ouvrir le poêle – ne pas oublier d’ouvrir le conduit. Allumer le feu ; le nourrir copieusement. Attendre que la maison se réchauffe. Ecrire avant le petit déjeuner et le thé, que Katya préparera. Aller chercher de l’eau au lac. Ramasser du bois dans la forêt.

Aujourd’hui nous innovons. En allant chercher de l’eau, nous prenons notre lecteur MP3 et notre petite enceinte portable afin de demander à nos voisins météorologues s’ils peuvent nous les recharger. La télé, le téléphone, Internet, la lumière : tout ça ne manque guère. La musique, c’est une autre affaire. Le soir, elle adoucit l’atmosphère de notre maison. Quelques notes adorées emplissent l’âme et l’on se sent déjà chez soi ; n’importe où. La musique éclaire tout mieux que la lumière ; elle rassure et soulage ; elle nous sourit encore quand plus rien ni personne ne nous sourit. Ici, dans la simplicité de notre isba, nous avons déjà reçu des hôtes de marque : Eric Satie, Stan Getz et Jao Gilberto ou Miles Davis. Les murs boivent leurs mélodies et se transforment ; ils ondulent à chaque variation harmonique. Il n’y a pas de bonheur sans musique.

La base météorologique semble déserte. Malgré l’heure tardive, c’est tout Uzur qui semble assoupi. Tout juste croisons-nous un véhicule qui s’enfonce sur le lac et s’arrête au loin. Katya appelle plusieurs fois avec force depuis la berge : « il y a quelqu’un ? ». Le silence retombe aussitôt. Nous allons remplir nos bouteilles et nos seaux. Alors que nous nous apprêtons à repartir, une femme surgit d’un bâtiment et s’engouffre comme une ombre dans une autre construction, ignorant le nouvel appel de Katya. Ma petite Russe ne se démoralise pas et pénètre dans le complexe jusqu’à la maison dans laquelle la femme s’est enfermée. Elle appelle encore une fois. Cette fois, la porte s’ouvre. « J’arrive, je m’habille », entend-on.

 

Natacha, la voisine de la station météo

 

La femme s’appelle Natacha. Elle a cinquante-cinq ans mais elle a gardé la ligne ; ce n’est pas si fréquent, explique-t-elle fièrement en mimant les « baba » russes. Elle semble heureuse de nous voir et nous fait même visiter la yourte installée dans son jardin. Elle nous apprend que son mari, Youra, est parti pour deux jours. Pendant ce temps, elle doit s’occuper de la station mais aussi d’un petit groupe de photographes moscovites qui loge chez elle.

Elle accepte gentiment de recharger nos appareils et nous renseigne un peu sur les environs. Pas tout à fait innocente, Katya en profite pour lui demander si elle a un banya – sauna russe –et si nous pourrions en profiter un jour. Natacha nous offre de revenir le soir, après que les photographes auront pris leur tour. A défaut d’argent, nous lui promettons de lui apporter du bois – précieux comme de l’or – pour chauffer le banya.

Heureux de notre rencontre et de pouvoir mettre enfin un nom à l’un de nos voisins, nous déposons notre eau à la maison et partons chercher du bois. La moisson est bonne ; nous revenons bientôt avec deux grandes branches et un petit arbre mort.

Nous lisons un peu avant de partir en balade sur le mont Tolgoï, qui domine Uzur au nord. L’acclimatation est finie ; il est temps d’élargir notre territoire ; d’en prendre possession. Nous nous éloignons d’Uzur pour prendre la direction de Khoboï. Très vite, nous quittons la piste et commençons l’ascension. La montée dans les pâturages enneigés est rude ; nos grosses bottes nous pèsent ; nous devons nous arrêter souvent pour souffler. En choisissant cette balade, nous espérions rencontrer les chevaux que nous avions aperçus trois jours plus tôt, mais ils ont changé de « restaurant ». Nous montons droit devant nous. Bientôt les pâturages disparaissent et nous nous enfonçons dans la forêt. Nous ramassons chacun un bâton, au cas où.

 

Into the Wild

 

Nous marchons au hasard, rencontrant des empreintes d’animaux, dont certaines sont si profondes qu’elles nous laissent songeurs. Nous poursuivons la montée comme nous pouvons, scrutant de tous côtés ce monde sauvage. Nous nous sentons étrangers ; maladroits et méfiants comme ceux qui auraient pénétré un lieu interdit ; et follement excités par cette profanation. Pris au piège de ce jeu trouble, nous redoutons les animaux et les appelons de toute notre âme. Envie et peur de les voir ; nous avançons ainsi, dans un silence étouffant, enivrés de beauté sauvage.

Nous atteignons enfin un pic sur lequel nous retrouvons une trace de civilisation : une antenne relais, que les hommes ont posé là, avant de s’enfuir. La neige est de plus en plus épaisse et le froid de plus en plus vif. Tout en haut, c’est l’extase : nous sommes au sommet d’une falaise vertigineuse dominant le lac. La vue à 360° est éblouissante : on aperçoit Khoboï et même la Petite Mer. Le soleil, de plus en plus bas, projette l’ombre des falaises sur le lac, offrant des contrastes d’un autre monde. Le Baïkal, que l’hiver a paré de son plus gracieux manteau, partage bien plus avec la Beauté que sa lettre capitale ; ils ne font qu’un. Nous goûtons pleinement notre chance, seuls, là-haut, sur le balcon d’Apollon.

Nous poursuivons notre chemin sur les crêtes, qui nous ramènent vers Uzur. Nous redescendons lentement : le terrain est abrupte et glissant ; mon genou gauche montre des signes de fatigue. Il est temps de rentrer.

 

Le banya ou les joies du sauna russe

 

Nous rallumons le poêle et préparons notre dîner. Après le repas, nous abandonnons notre logis et reprenons la direction de la station météo. Natacha nous accueille chaleureusement et nous fait asseoir dans son salon, où la télé est allumée. Les Moscovites ont déjà fini leurs ablutions ; Natacha part nettoyer et préparer le banya pour nous. En plus du bois, nous lui offrons une bouteille de vin – de notre kit de survie – pour la remercier. « On va la boire quand vous aurez fini », nous dit-elle.

Le banya est un pur bonheur. Dans ces régions où le froid ne laisse pas de répit, on peut y recharger les batteries. C’est comme un micro-monde tropical ; un court voyage vers le sud, dans un pays où il ferait toujours chaud et humide ; le négatif parfait de la Sibérie, froide et sèche. C’est aussi l’occasion de faire une grande toilette et d’évacuer toutes les toxines.

Nous finissons la soirée à sécher autour de la table de Natacha avec un verre de vin. Nous faisons quelques toasts. Natacha est un peu ivre ; elle a dû boire un coup avec ses invités en nous attendant. Elle nous raconte sa vie ici – dix-sept ans qu’elle vit ici avec son mari –, son enfance – elle est née dans un observatoire astronomique à la frontière mongole – et nous montre ses productions artisanales. Il faut avouer qu’elle est douée : ses tricots, ses patchworks, sont très inspirés. Elle recycle avec goût.

 

Alcool, politique et chanson bouriate

 

L’alcool fait son effet : Natacha s’imagine « sniper » en Ukraine, « s’il le faut ». On me presse de dire ce que je pense de Merkel, de Hollande ou de Poutine. Les gens simples doivent toujours être pour ou contre quelqu’un. Il est trop fatigant de voir le monde et ses rapports dans leur complexité. Le fanatisme et le nationalisme ont de beaux jours devant eux. « Les Français, je les aime bien, conclut Natacha. C’est pas comme les Allemands… » Merkel n’est pas à la fête ; Hollande passe mieux, dans l’ombre de la première.

Natacha se met à chanter. La voix déraille ; elle reprend. L’air bouriate est mélancolique. Je me sens gêné. Les Russes sont ainsi : ils ne montrent rien et, d’un coup, à la faveur de l’alcool ou d’un élan d’enthousiasme, ils montrent trop.

Il faut rentrer : il est déjà tard et Natacha doit se lever à 5 heures pour faire les différents relevés météo. Nous retournons chez nous en traversant le marécage enneigé conduisant à notre maison. Nous faisons aboyer les chiens. Il fait un froid terrible ; le ciel tremble au-dessus de nous ; les étoiles aussi ont allumé leurs poêles et veillent sur leurs flammes vacillantes.

Nous nous serrons près du nôtre pour sécher nos cheveux avant d’aller nous coucher. La pièce est moins chaude que les derniers soirs ; nous nous sommes longtemps absentés et avons négligé notre ami. Nous nous enveloppons dans nos duvets et nos couvertures, sachant que la matinée sera fraîche.