En bus sur le lac

 

Samedi 21 février. Un matin de corvée à demi éveillés : empaqueter tout à la hâte – jusqu’aux clés de la chambre – et traîner comme nous pouvons nos deux valises, nos trois sacs à dos, l’appareil photo, le trépied et les cinq gros sacs plastiques pleins à craquer de vivres pour tenir une semaine dans notre petite isba. La distance est courte mais le froid est intense et les sacs nous coupent les doigts. La marchroutka est déjà là. Nous envahissons l’habitacle avec nos bagages et nos réserves.

Le rodéo commence. Cinq heures sur une route cahoteuse ; un peu de répit sur le lac gelé que nous traversons une première fois avec émotion pour rejoindre l’île d’Olkhon ; de nouveau l’enfer avec une piste défoncée. La douleur me lance à chaque tressaillement du véhicule. Le Baïkal sera à ce prix.

15h30. Nous sommes arrivés à Khoujir, la capitale de l’île. Le minibus nous dépose au 46, rue Baïkalskaya. Nous rencontrons notre propriétaire, Anna, une femme d’une cinquantaine ou d’une soixantaine d’années –  difficile à dire –, qui nous emmène jusqu’à notre chambre assez douillette si l’on fait fi des toilettes – une cabane crasseuse dans le jardin – et de la salle de bain – pas d’eau courante dans la maison à cause du gel. Les affaires à peine posées, Anna nous presse sans manière pour que nous lui payions les chambres. Nous devons ensuite écouter ses conseils et repousser ses envies de nous vendre tout ce qu’Olkhon compte comme souvenirs.

 

L’hiver a recouvert mes souvenirs

 

Nous partons enfin vers le Rocher du Chaman afin de profiter de la lumière de fin de journée. Je suis ému : des souvenirs intenses me reviennent à chaque pas. La pension Nikita ; les amis rencontrés là-bas, Vera et Feodor, Jack et sa famille, Jose et Javier. C’était l’été 2009. L’air était assez doux pour siroter nos bières sur la terrasse du Café de Paris. Aujourd’hui, le froid est extrême. Est-ce vraiment cet endroit que j’ai connu ? La vie semble s’être arrêtée ; le lac lui-même s’est figé et s’est tu.

En arrivant sur la colline qui domine la ville, nous croyons retrouver un peu de vie ; un groupe de touristes, pétrifiés par le décor de glace, écoute un guide souffler des mots anglais à intervalles réguliers. La voix pourrait-elle geler et les mots retomber de la bouche en torrent de cristal ?

Dessous, le Rocher du Chaman se dresse, majestueux et inquiétant. L’effet – été comme hiver – est tout aussi saisissant. Est-ce l’énergie accumulée de millénaires de rites chamaniques ou plus simplement sa beauté à l’harmonie irrésistible ? Un peu des deux sans doute. L’endroit est pour les méditatifs et pour les photographes : le rocher, la « Petite Mer » gelée et les montagnes en fond. Au nord se perd à l’horizon le grand Baïkal. L’obturateur et mes doigts luttent contre le froid.

Nous descendons prudemment de notre belvédère pour gagner le lac et le rocher, soucieux de notre équilibre et de ne pas déranger les esprits qui demeurent ici.

 

Sous l’emprise du chaman

 

Et c’est le grand moment : nous pénétrons pour la première fois à pied sur le lac gelé. Les appuis sont difficiles. Nous avançons doucement. Peu à peu, nous découvrons le fascinant réseau de neurones aux tons bleu, noir et blanc, qui composent le cerveau géant du lac. Les yeux s’abîment dans les profondeurs insondables de cet entrelacs de synapses cristallines. Mon appareil peine à faire une mise au point, cherchant en vain un objet sur lequel s’arrêter. Le jeu est dangereux. Hypnotique. On avance les yeux perdus vers le fond. On pourrait continuer ainsi sur des kilomètres ; se laisser posséder par le lac ; et lui abandonner tout, jusqu’à la vie.

Mais le lac ici doit partager son pouvoir ; des forces surhumaines sont à l’œuvre ; elles s’unissent ou s’opposent, selon l’humeur ; symbiose absolue ou combat de géants. Aujourd’hui, le Chaman a décidé de s’opposer aux sombres desseins du lac. Nous sommes lancés malgré nous dans un cercle rituel autour du rocher sacré, dont l’esprit puissant nous empêche de nous faire aspirer par le lac. Tout un monde gravit autour de l’éperon magique : voitures, piétons et patineurs. La cérémonie est à son paroxysme lorsque le soleil se retire, tout au bout du lac, dans un finale incandescent.

Le feu s’est éteint ; la ferveur aussi ; un froid d’outre-tombe souffle sur la surface blême du lac inanimé. « Il est temps de rentrer » : voilà les mots qui traversent simultanément la tête des touristes libérés du charme. La ronde se disloque ; on fuit de tous côtés.

Ravivant encore un peu de nostalgie, je montre à Katya où j’avais logé six ans plus tôt ; où je m’étais baigné – si vite, tant l’eau était froide ; où j’avais passé de si beaux moments, qui devaient constituer le sommet de mon voyage de quatre mois à travers l’Eurasie. Le froid, toujours lui, nous chasse des rues désertes de Khoujir. N’y a-t-il donc personne qui lui résiste ?

 

Oukha, omoul et note salée

 

Nous retrouvons notre chambre avec plaisir. Anna nous apporte notre repas peu après. L’omoul – le poisson local – est à la fête, en soupe – Oukha – et mariné. Un peu de pain et des pommes de terre au four complètent notre dîner.

L’heure est aux délibérations. Nous décidons de quitter notre chambre dès le lendemain – un jour plus tôt – pour gagner notre isba au plus vite. Ici le confort nous convient à moitié : sans toilettes ni salle de bain, pourquoi payer 3000 roubles alors que la maison – notre rêve – ne nous demandera que 1000 roubles par jour. Et puis notre logeuse, avide comme une paysanne normande, nous a donné les tarifs de notre transfert – assuré par la famille – jusqu’à notre maisonnette. Ce n’est pas donné. Et il faut rajouter le bois de chauffage, la taxe de séjour dans le parc national où elle se trouve, plus une excursion au cap Khoboï – elle aussi du ressort de la famille.

Après le repas, nous attendons Anna, partie s’occuper d’une touriste qui s’est cassée la jambe en chutant sur le lac – Anna assure un rôle d’infirmière et de sage femme à Khoujir –, pour lui annoncer notre décision et s’organiser au mieux. Nous espérons aussi rencontrer son mari, Konstantin, qui travaille à la réserve et que nous avions eu l’idée de contacter pour préparer notre séjour.

Le temps passe et la rencontre a lieu assez tard, dans notre chambre – nous ne sommes visiblement pas les bienvenus dans la maison. Konstantin est timide et peu bavard. Sa femme se charge des négociations avec un peu trop d’entrain. Pour lui aussi, qui, visiblement agacé, finit par mettre les voiles en nous donnant rendez-vous le lendemain : il sera notre chauffeur pour une journée mêlant excursion au cap Khoboï et transfert jusqu’à notre maison.

 

Anna et l’île au trésor

 

Anna est intraitable et calcule tout jusqu’au kopek. Lorsqu’elle achève la note, j’ai un vertige. Nous n’avons pas assez pour payer le tout – et il n’y a pas de distributeur d’argent à Khoujir. Katya rentre en scène. Elle contre-attaque et la note s’allège peu à peu. La scène est théâtrale. J’observe en souriant l’issue du duel.

La bataille s’achève dans la bonne humeur. Nous obtenons ce que nous souhaitions et Anna nous a pris jusqu’au dernier sou. « Vous ne pourrez pas m’acheter de petit souvenir… » regrette-t-elle à mi-voix.

L’atmosphère change brutalement. C’est tout le charme de la Russie et de ses habitants. On prend le thé jusqu’au bout de la nuit. Katya offre une cérémonie de thé chinois à notre nouvelle amie, qui s’en délecte tout en lui ajoutant une petite touche locale, du lait – le lac Baïkal est en territoire bouriate, un peuple originaire de Mongolie, où l’on boit traditionnellement le thé avec du lait, une sorte de 5 o’clock sous la yourte et sans mondanité.

Anna nous parle de sa vie et de celle des gens de Khoujir. Elle nous questionne aussi sur notre vie, nos origines et nos activités. Elle revient invariablement à l’argent. Elle est si enthousiaste désormais qu’elle redemande du thé et son mari finit par venir la chercher, se demandant pourquoi elle ne rentre pas.

Nous pouvons souffler un peu après une longue et belle journée. Nous sommes tout près du but ; le rêve est là, il nous tend les bras.