Voyage au bout de la nuit

 

Vendredi 20 février. 00h30. L’avion vient de quitter le sol. Effacés, Moscou et ses mirages orangés. Le noir. Une nuit éphémère, qui ne résistera pas longtemps à notre course à l’Est. Dans cinq heures et demie, nous serons à Irkoutsk, et il sera déjà 11 heures du matin. Plus cinq heures et moins dix degrés. Il y a de la magie dans ces voyages-là.

Nous partons vivre une expérience intense ; un petit morceau de vie pour soi ; rien que pour soi. En Sibérie. Dire que ce voyage tant désiré était si redouté naguère. Combien de vies – des milliers, des millions – s’y sont-elles perdues ? Auraient-elles compris, toutes ces victimes, que nous allions y chercher la liberté ?

Dans la douleur, tout de même. Cinq jours à se demander si on allait partir. Cinq jours à courir de cliniques en spécialistes, de spécialistes en pharmacies. Prendrions-nous le risque de nous isoler une semaine, sans électricité, sans téléphone, sans médecin ?

L’avion vient de quitter le sol. Il s’enfonce dans la nuit. Moscou est déjà loin. Mon cœur joue une mélodie dissonante et la douleur me serre l’abdomen. Nous l’avions tant rêvé, notre grand lac gelé.

 

Temps froid ; gens rudes

 

Irkoutsk. L’hiver sibérien nous a pris à la gorge. Le vent s’amuse avec la poudre blanche, qui retombe en tourbillons sur la chaussée glacée.

Nous nous sommes blottis dans une marchroutka – un minibus – pour rejoindre notre hôtel. Le chauffeur est rude ; mais moins qu’une passagère, qui a décidé d’en aider une autre en lui « dictant » ses conseils. Prière d’écouter.

En arrivant à l’hôtel, il faut presque s’excuser de déranger la réceptionniste, dont l’air apathique est en osmose avec le vieux film soviétique que joue avec peine un poste de télévision fatigué. L’hôtel n’a aucun charme ni aucun confort, mais il a deux qualités essentielles : le prix imbattable et surtout son emplacement, au troisième étage de la gare routière, où nous prendrons un bus pour Olkhon le lendemain. Un étage plus bas, nous nous arrêtons dans une petite cafétéria populaire pour un classique pielmini-pirogi. Avant de traverser la rue pour gagner le monde distingué et maudit des Décembristes.

 

L’exil des Décembristes

 

Les « Décembristes », officiers de la noblesse libérale qui fomentèrent un coup d’état contre le tsar Nicolas Ier, ont pris ce nom à la suite de leur coup de force – raté – du 26 décembre 1825. Cinq d’entre eux furent exécutés et les autres furent déportés en Sibérie. Ces révolutionnaires maudits furent suivis dans leur exil par leurs épouses fidèles et leurs familles, qui choisirent d’abandonner leurs vies « raffinées ». Ces femmes cultivées apportèrent avec elles la culture européenne au cœur de ces régions reculées d’Asie, créant cercles intellectuels, écoles, salles de concerts, presse ou hôpitaux. Après la mort du tsar Nicolas Ier, ils furent amnistiés et nombre d’entre eux retournèrent à Saint-Pétersbourg, laissant derrière eux, à Irkoutsk ou Tchita, un héritage culturel décisif.

Pour notre rencontre avec cette élite libérale, nous avons choisi la maison du comte Volkonski et de son influente et courageuse épouse, Maria. La visite de leur jolie maison de bois est passionnante et l’on ressent aussi bien le malheur de leur exil que leur détermination à continuer à vivre « dignement » malgré la mauvaise fortune. Il y a du romantisme et de la beauté dans ces destins brisés refusant d’abdiquer.

 

Derniers achats avant le lac Baïkal

 

Nous refermons cette page d’histoire pour nous acquitter d’une mission importante : il nous faut désormais aller acheter de quoi tenir – seuls et sans magasin – huit jours dans notre maison au bord du lac. La pharmacie, encore ; je n’ai jamais été en possession d’autant de seringues et de cachets ; on a des airs de couple toxico. Nous poursuivons notre shopping sautant d’un supermarché à une papeterie, avant de traverser le marché central et d’atterrir à l’univermag, où l’on fait trois derniers achats de haute nécessité : une lampe frontale et des réserves de pile, un thermomètre extérieur indiquant jusqu’à -50°C et six verres à vin.

Nous finissons la soirée dans un petit café préparant de délicieux beignets avant de retourner à l’hôtel, glacés jusqu’à la moelle par le froid continental qui s’est abattu sur la ville endormie. Pourrait-il faire plus froid encore là-bas, au bord du lac ? Demain, nous saurons. Pour l’heure, il faut tâcher de dormir, malgré le décalage horaire et l’agitation incessante de notre hôtel, où les portes s’ouvrent et se ferment avec fracas et éclats de voix. Plus que jamais, il me tarde de goûter au silence et à la solitude des forêts de Sibérie.