De l’express Delhi-Agra à l’«hélicoptère»
De bon matin, nous quittâmes notre hôtel pour rejoindre à pied « New Delhi Station », où nous devions prendre un train pour Agra. Les quelques personnes qui traînaient dans la rue – hormis les touristes se rendant à la gare avec nous – n’étaient pas très engageantes. La gare quant à elle était remplie d’une foule de gens qui patientaient allongés à même le sol en attendant leur train.
Très vite le train entra en gare et nous pûmes goûter au grand confort : dans l’express qui nous conduisit à Agra en deux heures pour une somme modique, on nous servit d’abord un petit déjeuner – thé et gâteau – puis un repas léger accompagné d’une bouteille d’eau, sans devoir débourser la moindre roupie. Une première pour moi dans un train ! Dire qu’on nous prédisait l’enfer dans les trains indiens…
Arrivés à Agra, nous étions attendus par un sympathique chauffeur de rickshaw – service inclus dans la réservation de notre chambre d’hôtel – du nom d’Allam, qui nous fit rire avec son véhicule qu’il avait surnommé « hélicoptère » – il est vrai qu’il était étonnamment nerveux par rapport à ceux que nous avions fréquentés jusque-là.
La route en Inde ou la loi de la jungle
Après un court passage à l’hôtel, Allam nous emmena jusqu’à la gare routière, où nous voulions emprunter un bus pour rejoindre le site de Fatehpur Sikri. Allam s’occupa de nous trouver une place de choix dans le bus et partit sans nous demander d’argent ; il espérait que nous l’appellerions à notre retour afin qu’il nous fasse découvrir la ville à bord de l’« hélicoptère ».
Bien que nous n’ayons que 40 km à faire, le voyage en bus fut long et inconfortable – pas de quoi empêcher Katya de dormir pour autant. Le bus était si usé que l’on voyait la route défiler sous nos pieds au travers de la taule rongée par le temps comme un vulgaire fromage. Le chauffeur klaxonnait sans arrêt pour tenter de repousser sur le côté la foule habituelle de minibus, de rickshaws, de vélos et de piétons qui se bousculaient déjà sur la chaussée. A mi-parcours, il nous fallut même attendre que des chameaux nous libèrent le passage.
Jour de fête et petits guides
Enfin, nous arrivâmes à Fatehpur Sikri, capitale éphémère de l’empire moghol de 1571 à 1584 ap. J.-C. édifiée par Akbar, le fils d’Humayun (voir Delhi). Cette arrivée fut quelque peu brutale : à peine débarqués du bus, nous nous retrouvâmes bloqués dans la principale rue – ruelle serait plus exacte – de la petite ville, au milieu d’un procession – fête, mariage, événement religieux ? – sans savoir où nous devions nous rendre… Poussé par la beauté du spectacle, je tentai quand même de sortir mon appareil photo – ce qui était franchement risqué vu le coude à coude dans lequel nous étions engagés pour nous frayer un chemin. Un peu perdus, nous finîmes par demander notre chemin à un vieux monsieur qui nous indiqua de quitter la rue principale pour emprunter une petite ruelle qui montait vers les hauteurs de la ville.
A cet instant, deux enfants qui nous avaient repérés – comment ne pas le faire ? – s’improvisèrent nos guides – nous avions pourtant été mis en garde par Allam sur la ténacité voire l’agressivité des gens de Fatehpur Sikri. Les enfants montèrent la ruelle avec nous, s’exprimant dans un anglais tout à fait correct. Ils nous promettaient de nous emmener partout à la découverte de leur ville. Jusque-là, nous nous demandions comment les dissuader de nous suivre – Katya relança plusieurs fois le sujet délicat de l’école, leur demandant pourquoi ils n’y étaient pas, et ils finirent par avouer qu’ils n’y allaient pas.
Les enfants, l’école et nos contradictions
Les enfants nous ayant guidé jusqu’à la mosquée, où ils rentrèrent avec nous, nous décidâmes – une fois n’est pas coutume – que nous jouerions le jeu : le plus jeune des deux garçons était vraiment adorable et nous appréciâmes sa franchise – au sujet des vendeurs, de son activité, des touristes, de la ville – et son intelligence. Il y eut néanmoins un moment délicat lorsque des adultes qui vendaient des babioles l’obligèrent en le menaçant à nous faire acheter quelque chose. Nous les repoussâmes, mais il était clair que, dans cette jungle de l’exploitation touristique où le client est jalousé, notre petit guide s’exposait à des pressions et à des vengeances. Heureusement, nous croisâmes d’autres adultes – plus vieux – qui au contraire étaient amusés et admiratifs de le voir se débrouiller en anglais avec deux étrangers et remplir sa mission de guide avec zèle. Evidemment, comme souvent en Inde, on ne sait que penser et comment agir : est-ce moral de leur donner un peu d’argent – qui pour nous ne coûte rien ? Doit-on profiter de cet échange pour les ouvrir au monde et les aider à apprendre d’autres langues et d’autres coutumes ? Ou au contraire doit-on les repousser pour les renvoyer à l’école comme on entend souvent ? Cette dernière les sortira-t-elle de la misère ? Franchement, j’en doute quand je repense à ce que j’ai vu. Même si c’est douloureux à admettre pour le républicain démocrate que je suis, l’école qui nivelle les inégalités n’est qu’un mythe, et comme toutes les émanations sociales, elle reproduit et accentue malgré elle les inégalités. Certes on pourra objecter que parfois un enfant courageux ou bien entouré arrive à en profiter pour s’extraire de sa condition – alors que la majorité y retombe plus fort encore – et sans doute est-ce une raison suffisante et noble pour continuer à croire – sans illusion – en l’école républicaine. Enfin l'école, pour être juste avec elle, si elle ne résorbe pas les inégalités sociales, remplit une mission essentielle : préserver et transmettre le savoir – noble fonction hélas si éloignée du quotidien de nos jeunes amis.
Les fantômes de l’ancienne cité d’Akbar
Dans la magnifique et monumentale mosquée moghole, nous nous prêtâmes au petit rituel qui consiste à faire une offrande sur la tombe de Salim Chisti, qui aiderait selon la croyance les femmes sans enfant à en avoir un. Notre jeune guide, pour nous encourager, nous précisa que Sarkozy était venu jusqu’ici pour se prêter au rituel avec sa femme, avant qu’elle ne tombe enceinte. Pas vraiment de nature à nous motiver, sinon pour « attacher » en ce lieu – comme les petits cordons au mur – une autre image de la France…
Puis nous quittâmes la mosquée pour nous rendre au site archéologique qui nous avait attirés jusqu'à cette petite ville. Nos guides nous abandonnèrent à l’entrée du site – pour cause de droit d’entrée. Nous leur donnâmes à chacun un peu d’argent, ce qui sembla les ravir vu leurs larges sourires.
Dès que nous franchîmes l’entrée de l’ancienne cité d’Akbar, je ressentis des émotions semblables celles que j’avais éprouvées à Pompéi. Cette ville fantôme – abandonnée peu après sa construction par manque d’eau – classée par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité est grandiose. Les bâtiments sont très bien conservés, c’est un vrai plaisir d’entrer dans les différents palais, les dépendances, les échoppes, de déambuler sur les places ou dans les jardins, d’explorer de vastes pièces sombres, où l’on aperçoit par endroit des vestiges de peintures murales ; et marchant seuls dans ces méandres de pièces et de chambres abandonnées, on se croit revenu à l’époque des grands empereurs moghols, que l’on s’apprête à voir surgir d’un coup devant soi.
Malgré le manque d’informations sur le site – voilà ce que c’est que de voyager sans mes guides de voyages préférés –, la visite fut magique. Nous profitâmes du site durant plus de deux heures, avant que la chaleur – intense – et la fatigue ne finissent par nous vaincre.
En sortant du site, nous retrouvâmes notre plus jeune guide qui nous montra le chemin pour retourner à la gare routière. Derniers échanges, derniers services, derniers remerciements, mi satisfaits mi coupables.
Un voyage retour (presque) agréable
En arrivant à la gare, nous pûmes juste apercevoir le derrière du bus qui repartait pour Agra. Heureuse malchance, puisque ce léger retard nous permit de faire la connaissance de Katarina et d’Alex un sympathique couple d’Allemands de Munich, qui avaient déjà partagé notre bus à l’aller. La conversation s’engagea avec plaisir pour ne finir qu’à notre arrivée à Agra. Le voyage n’en fut que plus agréable, même si nous fûmes un spectacle de premier choix pour les Indiens qui s’étaient pressés dans le bus et nous écoutaient avec curiosité…
Quand nous descendîmes du bus la nuit était déjà tombée, nous appelâmes donc Allam pour lui dire que nous le recontacterions le lendemain. Puis nous suivîmes nos nouveaux amis dans les faubourgs d’Agra jusqu’à un petit magasin de vêtements indiens que le guide d’Alex recommandait et que les marchands, qui venaient de le fermer, rouvrirent spécialement pour nous.
Fatigués et affamés, nous les abandonnâmes assez vite pour rejoindre notre hôtel Maya et sa belle terrasse, où nous dégustâmes un très bon repas à la lumière de bougies disposées sur les petites tables de bois, autour desquelles des voyageurs du monde entier avaient pris place. Enfin nous regagnâmes notre chambre afin de tenter de dormir un peu, ayant prévu de nous lever à l’aube pour visiter le Taj Mahal.