De New Delhi à Old Delhi

 

Ayant lu et écouté les récits de voyageurs passés par Delhi, je m’étais préparé à un choc, semblable à celui que j’avais vécu à mon arrivée nocturne à Lima, au Pérou, quelques années auparavant. Il n’en fut rien.

Notre arrivée à Delhi fut même très douce : sachant que nous arriverions dans la soirée, nous avions commandé un transfert depuis l’aéroport jusqu’à notre hôtel. Après une longue journée d’avion et de visite (voir Dubai), nous goûtâmes avec joie le plaisir d’être accueilli à l’aéroport et emporté avec insouciance à travers la capitale géante de l’Inde – 16 millions d’habitants, 2e ville d’Inde après Mumbaï. J’observais avec curiosité les rues et les bâtiments qui défilaient. Peut-être traversions-nous des quartiers riches ou peut-être était-ce la nuit qui recouvrait d’un voile pudique la misère et les détritus des faubourgs de Delhi, mais je trouvais les rues agréables et propres ; fraîches même, avec les arbres alignés le long de la chaussée. Un négatif de ce que j’avais imaginé.

Je demeurai dans cet état d’heureuse surprise jusqu’à ce qu’à ce que notre chauffeur nous dise que nous serions bientôt arrivés. Un virage, puis un second, et tout changea. Un autre monde surgit, conforme à l’idée que je m’en étais fait. Nous venions de pénétrer dans Old Delhi – pendant historique de New Delhi. Des rues étroites avec des bâtiments décrépis – ou mal bâtis – avaient remplacé les larges avenues ; je découvrais la vie « étrange » qui s’y déroulait : rickshaws – hybride de voiture et de moto à trois roues fonctionnant au gaz –, vendeurs ambulants, motos, cantines de plein air… Je retrouvais ici quelque chose que j’avais connu en Chine.

Après avoir posé nos bagages à l’hôtel – Yes Cottage Please – et nous être soumis aux formalités d’enregistrement, nous traversâmes la rue pour aller dîner dans un restaurant végétarien qui, comme pour beaucoup d’étrangers du quartier, devint notre repère. Il fut enfin temps de gagner notre lit, histoire de recharger un peu les batteries avant de nous lancer à la découverte de la ville. La chambre et l’hôtel étaient plutôt agréables, mais sans boules quiès ma nuit aurait pu tourner au cauchemar : les Indiens ne font pas dans la discrétion, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit…

 

Le « gang » des rickshaws et des agences de tourisme

 

Le lendemain, bien qu’impatients de partir visiter la ville, nous prîmes notre temps pour petit-déjeuner et surtout pour organiser un peu notre voyage. Notre séjour en Inde étant court – une dizaine de jours –, nous ne pouvions nous permettre de perdre du temps, notamment dans les transports, fréquemment bondés, où les Indiens se pressent – pour rappel, les Indiens constituent la deuxième population du monde avec un milliard et deux cent millions d’habitants. A l’aide de l’agence de voyages de l’hôtel, nous réservâmes donc la plupart des billets de train et d’avion dont nous avions besoin, laissant seulement quelques points d’ombre dans notre itinéraire – un minimum pour le sel !

Enfin, nous quittâmes l’hôtel. Premier contact avec un conducteur de rickshaw et première négociation âpre, le touriste étant évidemment estampillé « pigeon ». Mais la négociation du prix n’est pas le principal problème avec les autorickshaws : dès le premier voyage, j’eus la preuve que les mises en garde des guides de voyage étaient largement justifiées. Après avoir expliqué à notre chauffeur que nous souhaitions nous rendre au Fort rouge, celui-ci nous arrêta rapidement devant un bâtiment, où il nous invita à rentrer, prétextant qu’il n’y avait pas de billets sur place et qu’il fallait acheter les billets pour le fort ici. Surpris – je n’avais pas vérifié où l’on achetait les billets – et un peu désorientés, nous poussâmes la porte d’un office propre et agréable où patientait un couple de touristes étrangers. En entrant je me souvins de ce que j’avais lu au sujet des fausses agences qui truandent les touristes et je compris où nous étions tombés. Nous fûmes invités à nous asseoir en face d’un homme élégant à l’œil vif. Pendant quelques secondes, personne ne parla. Il semblait attendre le moment opportun pour refermer son piège. Je sortis mon guide où j’essayai de trouver les informations relatives au Fort rouge, ignorant volontairement notre interlocuteur. Tout était clair, il fallait partir d’ici.

« Et donc… que puis-je faire pour vous ? » nous dit-il alors en anglais d’un air nonchalant, comme si nous étions venus là de notre fait et que nous lui faisions perdre son temps. La partie de poker commença. Nous répliquâmes sans politesse : « Nous voulons aller au Fort rouge. » – « Bien, c’est très beau », répond-il avec une douceur désarmante. « Le chauffeur nous a arrêté ici pour que nous achetions des billets pour le Fort, mais nous savons que nous pouvons les acheter sur place », repris-je afin de le décontenancer. Il ne broncha pas. « Combien de temps comptez-vous rester à Delhi ? » poursuivit-il, toujours aussi calme et impassible. « Deux jours », répondîmes-nous en montrant des signes d’impatience. « Un jour, ça suffit pour Delhi.» coupa-t-il. Enfin nous arrivions au point où il souhaitait nous amener : « Et après où allez-vous ? – Agra – Comment ? – En train. – Pourquoi le train ? Le taxi, c’est beaucoup mieux. Si vous voulez, je peux vous trouver un taxi. – Nous avons déjà réservé. – C’est facile d’annuler. Je peux m’en occuper. – Non, merci. Nous préférons le train. – Et après ? – Nous avons tout réservé, merci. » – « Allons-y », dis-je à Katya. Notre nouvel ami comprit qu’il n’obtiendrait rien de nous, et nous laissa repartir en nous observant d’un air supérieur, qui semblait dire « vous ne comprenez rien, je veux vous aider ».

Nous avions échappé à l’agence, mais ce n’était pas fini. Nous signifiâmes à notre chauffeur, qui nous avait attendu, que contrairement à ce qu’il disait, cette agence ne vendait pas de billets pour le Fort rouge et que nous n’étions pas vraiment heureux de cette étape qu’il nous avait imposée. Hé bien, à peine étions-nous repartis, qu’il s’arrêtait de nouveau : « allez dans cette boutique, elle est bien ! ». Commençant à légèrement bouillonner, nous répondîmes en chœur : « Non, on veut aller au Fort rouge ! – Mais c’est pas cher. – Le Fort rouge, ou on descend ! » Malgré sa déception, le chauffeur obtempéra. C’était notre première expérience mais elle n’avait rien d’exceptionnel : dans toutes les villes touristiques d’Inde les chauffeurs touchent des commissions lorsqu’ils amènent de « gentils » touristes dans certaines boutiques ou « agences ». Méfiance !

 

Conservatisme, religion et obsession sexuelle

 

Passées ces mésaventures, le Fort rouge fut bientôt en vue. Encore marqués par les scènes de rues incroyables que nous avions vu défiler sous nos yeux, où les rickshaws, voitures, tricycles, triporteurs, motos, scooters, animaux et badauds s’affrontent dans un nuage de fumée pour se frayer un passage, toujours à la limite de l’accident, nous prîmes congé de notre chauffeur-rabatteur et pénétrâmes avec plaisir dans une rue piétonne qui longe les hauts murs du Fort rouge.

Après avoir acheté nos billets à prix d’or – comme en Russie, les étrangers paient un tarif « spécial » pour les visites –, nous franchîmes enfin la grande porte du Fort rouge. Le rickshaw avait été une première épreuve ; la deuxième de la journée commença alors : partout où nous nous rendions, Katya était traquée par les téléphones portables des hommes indiens, qui souhaitaient la photographier ou la filmer, allant parfois jusqu’à suivre ses pas dans les petits musées du Fort. Pas du tout du goût de Katya, qui montra des signes d’agacement et visita les musées au pas de charge pour déjouer les ruses des paparazzis locaux… Cette sale manie devait se vérifier à peu près partout où nous nous rendîmes. Les hommes indiens ont peu de respect pour les Occidentales – perçues comme des femmes « faciles » – et sont très « chauds ». Chose d’autant plus troublante pour Katya qu’en Russie les femmes peuvent se balader de manière très sexy – c’est peu dire ! – sans crainte et sans jamais souffrir d’un sifflement ou d’une remarque déplacée d’un homme ; même les regards restent corrects. L’occasion pour moi de redire combien les sociétés conservatrices et religieuses – comme la société indienne – génèrent frustrations, névroses, et toutes ces pathologies sexuelles qu’elles entendent étouffer ; plus elles contraignent plus elles excitent le désir et les passions ; plus elles répriment et plus elles se donnent à réprimer ; voilà pourquoi toute politique, toutes mœurs répressives sont vouées à l’échec et condamnées à produire ce qu’elles abhorrent. Mais peut-être est-ce là ce que souhaitent ceux qui usent de cette pression et de cette répression – religieux, politiques, élites sociales –, une machine implacable qui produit elle-même les conditions de son existence.

Le fort, avec ses différents palais, ses petits musées et son mur d’enceinte de 2,5 km de long, se révèle intéressant même s’il a subi l’usure du temps et des différents maîtres du pays. Il fut bâti au milieu du XVIIe siècle par l’empereur moghol Shâh Jahân – celui qui fit construire le Taj Mahal (voir Agra). Aujourd’hui l’imposante forteresse est aussi le symbole de l’indépendance de l’Inde.

 

Le labyrinthe du souk et la paix de la Grande Mosquée



La visite terminée, nous décidâmes de gagner la Jama Masjid, la Grande Mosquée, l’autre site majeur de Delhi, en traversant les souks qui la jouxtent. Nous quittâmes donc l’assourdissante avenue Chandni Chowk pour nous enfoncer dans des petites ruelles sombres, où l’on découvre des échoppes sorties d’un autre temps. Serpentant sans cesse et devant choisir parmi des passages de plus en plus étroits, bien vite nous fûmes désorientés. Malgré tout, la visite était passionnante, et surmontant notre appréhension nous décidâmes de continuer un peu au hasard, espérant bien qu’un passage finirait par déboucher sur une rue adjacente. Hélas, nous arrivâmes dans un cul de sac. Notre humeur changea : finie la balade pittoresque, nous ressentions désormais une étrange sensation d’oppression. Je demandai à une femme où se trouvait la mosquée ; gênée qu’un homme lui adresse la parole, elle nous fit comprendre qu’il fallait rebrousser chemin avant de disparaître comme une ombre.

Nous tâchâmes donc de retrouver notre chemin, puis nous nous engageâmes dans une ruelle un peu plus large, pensant qu’elle pourrait conduire vers la sortie. Notre vœu fut exaucé, nous sortîmes enfin du souk et atterrîmes sur un petit carrefour embouteillé et noir de monde, où un policier tentait de faire respecter un semblant d’ordre. Mais nous n’étions pas encore tirés d’affaire : impossible de trouver le nom de la rue, et aucun monument ni aucun panneau pour nous situer. Nous restâmes plantés là quelques minutes, à nous demander quelle direction prendre, sous le regard curieux des passants. Nous nous décidâmes enfin et choisîmes une direction au hasard. Katya demanda néanmoins à un commerçant si nous faisions bonne route ; bien lui en pris, nous partions exactement dans la direction opposée à la mosquée. Quand nous ressortîmes du magasin, nous aperçûmes en effet le dôme de la Mosquée dans la direction que le vendeur nous avait indiquée.

Ce fut notre premier choc esthétique du voyage : la mosquée est magnifique. C’est d’autant plus frappant qu’elle surnage au milieu d’un quartier miséreux et sale. Malgré un accueil peu chaleureux et une nouvelle « contribution touristique » à verser, nous enlevâmes nos chaussures et partîmes à la découverte de ce sublime bâtiment construit lui aussi sous le règne de l’empereur moghol Shâh Jahân.

A l’intérieur, l’atmosphère y est paisible, les fidèles venant prier, se détendre ou même dormir. Là encore, le contraste est fort avec l’agitation qui règne autour de la Mosquée.

Après avoir visité le harâm, la salle de prière, nous fîmes l’ascension d’un des minarets ouvert à la visite ; une longue ascension dans un étroit escalier en colimaçon pendant laquelle j’essayais d’oublier que j’étais claustrophobe… En haut, malgré la pollution qui recouvre la ville en permanence, la vue était très intéressante. L’occasion notamment d’embrasser le quartier alentour mais aussi de goûter pleinement la majesté et l’étendue du Fort rouge. Tout cela en étant très prudent – avis aux rêveurs qui voudraient visiter le minaret –, car la foule se presse là-haut, la place manque, et il n’y a aucune protection pour éviter une chute dans l’escalier.

 

Restaurant chic à Connaught Place



Une fois redescendus et sortis de la mosquée, la nuit commençait à tomber sur la capitale indienne. Nous décidâmes de retourner à notre hôtel, en compagnie d’un Anglais de Manchester que nous avions rencontré dans la Mosquée et qui nous avait demandé si nous accepterions de partager un touc-touc avec lui – et donc les frais – pour regagner notre quartier, où il résidait également. Comme notre ami d’un soir était agent de sécurité dans des concerts et qu’il avait le physique de l’emploi, notre retour ne fut pas des plus confortables, mais sa bonne humeur compensa largement ce petit désagrément.

Le soir, après un court repos à l’hôtel, nous décidâmes de « changer de monde » pour aller manger du côté de Connaught Place – symbole de l’ancien empire britannique – au Parikrama, un restaurant panoramique circulaire qui effectue sa révolution en quatre-vingt-dix minutes en haut d'une tour. Le repas fut cher – pour l’Inde – mais excellent ; quant à la vue – changeante – elle fut plutôt décevante, car la ville n’est pas très éclairée la nuit et il y a peu de hautes constructions qui ressortent du chaos urbain.

 

Merveilleuse visite de la tombe d’Humayun



Le deuxième jour, après avoir petit-déjeuné dans notre « QG », nous partîmes pour une longue course en rickshaw dans les quartiers sud de la ville afin de visiter le temple du Lotus, un des sanctuaires de la religion bahaï – venue d’Iran –, pour laquelle il y a un dieu unique qui transcende toute l’humanité et s’incarne dans les différentes religions et leurs prophètes. Leurs temples se veulent donc ouverts à tous les croyants du monde. Ce n’est certes pas ce qui m’avait guidé là mais plutôt l’originalité du temple construit par l’architecte iranien Fariborz Sahba.

Là encore, il nous fallut retirer nos chaussures – comme dans la plupart des temples en activité en Inde – et nous mêler à une foule de pèlerins et de touristes.

La visite terminée, nous empruntâmes un nouveau touc-touc pour rejoindre le tombeau de Humayun, « le plus beau monument de Delhi », comme nous le présentait notre guide de voyage. A notre grande joie, nous vérifiâmes que le guide ne s’était pas trompé. Le site est superbe : un parc frais et calme entoure la tombe majestueuse de l’empereur moghol Humayun, dont la construction fut ordonnée par sa veuve. Le complexe contient aussi d’autres tombes plus modestes et une mosquée.

 

L’arroseur arrosé ou quand l’escroc subit sa victime



En fin d’après-midi, nous rejoignîmes Connaught Place, où Katya espérait faire un peu de shopping. Si nous avions été « inspirés » la veille en évitant le piège tendu par notre premier rickshaw et ses complices de l’agence de voyages, nous le fûmes beaucoup moins cette fois-là. Plan à la main, nous étions à la recherche d’une boutique conseillée par notre livre. Deux hommes bien habillés, qui marchaient à côté de nous avec des housses de vêtements sortant du teinturier, nous demandèrent s’ils pouvaient nous aider. Mis en confiance par leur attitude ou peut-être fatigués, nous leur donnâmes le nom de la rue que nous cherchions. Ils nous y conduisirent sur-le-champ et firent mine de nous y abandonner, en nous ajoutant toutefois qu’il nous faudrait prendre un rickshaw pour y aller, car ce n’était pas tout près. Toujours en confiance, nous leur demandâmes quel prix leur semblait raisonnable pour cette course. Aussitôt l’un d’eux s’en alla négocier pour nous le prix avec un conducteur de rickshaw. Nous commençâmes alors à nous méfier lorsque nous le vîmes éviter plusieurs conducteurs et en choisir un, plus éloigné de nous. Il « négocia » un bon prix, assurément, expliqua l’adresse au conducteur, et nous partîmes avec un léger doute en direction de « notre » magasin. Quand nous arrivâmes, nous découvrîmes un magasin pour « touristes », où les rickshaws, taxis et autres transports amenaient par vagues leurs nouvelles proies. Résignés et souhaitant être venus ici pour quelque chose, nous poussâmes néanmoins la porte du magasin. Une armée de vendeurs nous tomba dessus avec joie. Ils devaient finalement le regretter par la suite.

En effet, Katya voulait acheter des jupes ; plutôt elle voulait s’en faire confectionner deux sur mesure. Commença alors un long spectacle, pendant lequel les vendeurs déroulèrent devant elle un nombre incalculable de tissus.

De mon côté, j’en profitais pour examiner les tenues indiennes pour homme. Je cherchais quelque chose de sobre – chemise longue noire et pantalon blanc par exemple –, ce qui est difficile en Inde où les gens aiment les couleurs. Ils ouvrirent donc toutes les boîtes du magasin pour moi, en vain.

Je retournai donc assister Katya, qui était toujours aussi indécise sur les couleurs. Le vendeur se prêtait à toutes les demandes, à toutes les combinaisons de couleur : trois ou quatre bandes de couleur ? quelle bande devait être la plus large ? valait-il mieux un dégradé de bleu, du blanc ?  ou peut-être du rouge … ? J'observai le visage du vendeur qui commençait à blêmir au fur et à mesure que les aiguilles de l’horloge avançaient. Quand le choix des tissus fut arrêté, il fallut faire venir le tailleur, afin qu’il prenne les mesures. Nouvelles questions, nouvelles exigences, et le temps qui filait toujours. Enfin, il restait à parler argent et délai – nous voulions récupérer les jupes à notre retour à Delhi ; de longues négociations s’ensuivirent. Quand nous quittâmes le magasin, les vendeurs semblaient épuisés ; et nous ne savions plus vraiment qui avait été victime de l’autre…

Le soir, nous mangeâmes dans notre repère et nous nous offrîmes une courte promenade nocturne dans le quartier. Puis il fut temps d’aller nous coucher, la nuit promettant d’être courte puisque nous prenions un train pour Agra le lendemain matin à 6 heures.