Trente ans. Trente ans qu’une petite fille russe avait quitté le sol qui l’avait vu naître sans jamais revenir. C’est au milieu de la RDA, de la Guerre froide et de ses orages que Katya a vu le jour. La vie « normale » d’une fille de pilote de chasse soviétique, emportée plusieurs fois à chaque bout de l’empire : RDA, Sibérie, Lettonie…

L’excitation était forte quand nous nous levâmes. Nous prîmes néanmoins le temps de savourer un petit déjeuner copieux préparé avec soin par notre hôte, qui vint s’excuser pour l’accueil un peu rude de la veille. Cet homme adorable avait aménagé sa pension à son image et l’on s’y sentait comme dans un cocon. Avant notre départ, nous lui apprîmes quel était le motif de notre visite, et il nous raconta ses souvenirs – difficiles – de la base russe, du ballet quotidien des avions et des hélicoptères, des coupures de téléphone et de télévision pendant les vols – le père de Katya nous a confirmé depuis les coupures, « à cause des espions qui tentaient de détourner les vols ».

Notre hôte nous glissa un dernier mot empreint d’inquiétude pour l’Europe, et nous partîmes enfin sur les traces du passé de Katya. Nous rejoignîmes le lac, tout proche, en redescendant la vieille rue dans laquelle se situait notre pension avant de contourner l’église de la Sainte-Trinité. Les berges du lac nous ravirent aussitôt. Toujours pas rassasiés des grandes étendues d’eau, des canards et des cygnes, nous remontâmes la rive avec délice, marquant d’agréables pauses.

Nous quittâmes le lac pour rentrer dans la ville et prendre la direction de l’ancienne base soviétique. C’était le moment tant attendu. Nous longeâmes d’abord la petite gare et nous nous éloignâmes peu à peu du centre. Nous pénétrâmes bientôt dans une petite cité calme, où quelques petites barres d’habitation bien alignées se succédaient avec ordre. Une d’elles, plus élégantes, avait dû occuper quelque fonction officielle ou avait peut-être été destinée aux officiers.

Soudain, Katya s’arrêta à l’angle d’un bâtiment. Elle désigna du doigt un appartement du rez-de-chaussée. « C’est là ». Les souvenirs lui revinrent peu à peu. Ses jeux dans la carré de verdure entre les immeubles, les appels de sa mère quand il fallait rentrer, la petite épicerie d’en face, tous les amis avec qui ils avaient partagé leur temps. Les récits de sa mère ou de son père.

Nous poursuivîmes notre promenade un peu plus loin dans le quartier, au milieu des arbres et de la verdure. Chaque pas était un pas dans le passé. Nous arrivâmes bientôt devant une longue construction, qui faisait visiblement office d’hôpital psychiatrique. Une femme qui travaillait là nous aperçut et vint gentiment à notre rencontre, nous croyant perdus. Elle nous indiqua en allemand comment rejoindre le centre. Nous gardâmes secret le motif de notre visite et repartîmes en sens inverse en la remerciant.

Katya put observer et s’imprégner une dernière fois de son quartier d’enfance, que ses yeux d’adulte n’avaient guère trouvé changé. Nous revînmes lentement vers le centre pour une dernière petite visite et retrouvâmes notre voiture, prêts pour une nouvelle étape. Nous quittâmes Neuruppin en longeant la maternité où sa mère l’avait enfantée. Par-delà l’espace et le temps, les guerres et les révolutions, la petite Katya venait de renaître, plantant de nouvelles racines tout au fond de ces terres à jamais liées à elle.