Les cris du bébé, que ses parents peinent à calmer, nous font craindre le pire pour notre deuxième nuit de train. Il s’endort finalement et nous ne tardons pas à le rejoindre, à la fois soucieux de ne pas le réveiller et de nous reposer un peu avant notre arrivée très matinale à Ekaterinbourg.
Mon père nous réveille alors que le soleil ne s'est pas encore levé. Tout est très calme dans le wagon. Trop. Nous en profitons pour nous rafraîchir un peu avant que les toilettes ne soient prises d’assaut. Nous demandons un thé à la pravadnitsa et nous prenons le petit déjeuner en silence, les passagers étant toujours étrangement plongés dans le sommeil.
Nous profitons religieusement de l’aube naissante au milieu des forêts de l’Oural. Les paysages sont magnifiques. Par instant, l’un d’entre nous rompt le charme pour regarder l’heure. La capitale de l’Oural ne doit plus être loin. Et tout le monde dort encore.
Non, décidément, la ville ne veut pas se montrer et personne ne semble s’en inquiéter. Quelque chose nous a échappé. Un petit détail qui fait des grosses différences ; quelque chose que j’avais su lors de mon premier voyage sur la ligne trans-sibérienne et que j’avais hélas oublié : tous les billets de train indiquent, quelque soit le lieu, le départ et l’arrivée à l’heure de Moscou.
Nous avons deux heures d’avance. Deux heures encore à patienter. Je sens la fatigue s’abattre sur moi. La nuit a été trop courte. Et maintenant que nous avons rendu nos draps, impossible de dormir. Nous finissons ainsi le trajet, essayant d’apprécier les paysages et le lever du soleil malgré l’absurdité de la situation. Je me console en me disant que j’aurai enfin vu l’Oural en le traversant.
10 heures, Ekaterinbourg. Nous sommes saisis par le froid en posant le pied sur le quai. Pas le temps de faiblir, Natacha, une amie de Katya, nous saute au cou et nous enveloppe de toute sa gentillesse. Elle nous a fait une surprise, nous n’avions pas prévu de nous rencontrer aussi tôt. L’attention est délicieuse, mais faut-il encore s’en étonner ?
Elle arrange tout, négocie avec un taxi et nous emmène jusqu’à notre hôtel, où nous pensions passer deux nuits. Natacha a une meilleure idée : le lendemain, il y a de la place chez elle, elle nous invite à dormir la seconde nuit.
L’hôtel est agréable et les chambres confortables. Un vrai bonheur après une nuit de train difficile. On prend le temps et on se réchauffe bien avant de sortir pour une première visite.
Très vite, malgré le soleil et un ciel azur, les -20 °C se font sentir. Après quelques minutes, j’ai l’impression de marcher pieds nus sur le sol glacé. Mes pieds se raidissent et gèlent douloureusement dans mes bottines fourrées.
On remonte le long de la place Istoritchesky et de la rivière Isset, qui a des allures de patinoire, jusqu’au Plotinka, petit barrage qui marque le début du Bassin municipal. Le froid devient insupportable et chaque photo demande de la volonté. Nous décidons de rejoindre l’avenue Lénine afin de dénicher un café où se réchauffer et déjeuner.
Il faut encore marcher une quinzaine de minutes avant de trouver une petite stolovaya. La nourriture, bon marché, nous semble merveilleuse, heureux que nous sommes de nous réchauffer un peu.
On finit par ressortir, sans se presser, pour un semblant de balade. Nous remontons encore un peu l’avenue Lénine, que nous abandonnons pour rejoindre le musée de l’Armée et le monument aux morts de la guerre d’Afghanistan, qui garde aussi aujourd’hui le souvenir de ceux qui sont tombés en Tchétchénie.
L’air glacial a déjà eu raison de la chaleur accumulée dans la petite cantine. Nous sommes à la limite du supportable et Katya me presse de trouver un café où nous arrêter. Dans le quartier, les cafés ne sont pas nombreux et ceux que nous trouvons ont porte close. Nous remontons la petite rue Tourgueniev qui nous semble interminable. L’église de l’Ascension nous apparaît alors. Je n’ai jamais été aussi heureux de trouver une église.
Notre saint refuge nous prodigue ses bienfaits. La grâce n’est pas loin mais il faut se résoudre à repartir. L’étape est courte. Nous traversons le petit parc enneigé pour rejoindre l’église du Sang, bâtie à l’endroit où la famille impériale aurait été exécutée en 1918. Il fallait bien « mourir » de froid pour endurer l’idolâtrie absurde qui entoure la famille Romanov, dont on vante ici les prétendus mérites, oubliant combien elle fut tyrannique et mortifère pour « son » peuple.
A la sortie, on retrouve Natacha, qui se propose de nous promener en voiture à travers la ville. La visite moins le froid, un vrai bonheur. Après avoir fait une petite pause gourmande dans un salon de thé, nous allons finir la soirée chez Natacha, où l’on fait la connaissance de ses deux enfants. L’atmosphère est chaleureuse et la soirée sympathique. Après le repas, notre amie nous reconduit à l’hôtel, où nous nous endormons peu après.
4 janvier. Le début de journée est une épreuve pour le ventre. Le petit déjeuner est aussi copieux que savoureux. On ne se prive pas, préparant des réserves afin de lutter contre le froid. Natacha est venue nous chercher. Après avoir déposé les bagages chez elle, nous partons en voiture vers la ligne de « frontière » Europe - Asie. Le ciel est toujours aussi pur et le froid de plus en plus intense.
Quand vers midi, au milieu d’une grande ligne droite traversant une forêt, nous arrivons là où les deux mondes s’épousent, le tableau de bord de la voiture indique -27,5 °C. Mon record !
Quelques touristes ont bravé le froid avec nous. Des Russes qui se prennent en photo sur la ligne symbolique et trois Asiatiques – Coréens ou Japonais. On attend un peu pour que la ligne se libère et, sans originalité, pour faire la même série de photos que nos prédécesseurs. On pousse encore un peu la visite jusqu’au sous-bois, parsemés de petites constructions et de faux décors destinés à distraire les touristes l’été.
Difficile de tenir plus longtemps dehors. Après avoir dépensé quelques roubles dans la petite boutique de souvenirs, nous partons en voiture vers l’Oural. La route s’élève peu à peu et de petits rocs acérés viennent déchirer la belle forêt de pins et de bouleaux. Je cherche en vain les monts à l’horizon. Etrange montagne que l’on sent partout mais qui ne se montre pas.
Pour la sentir plus intimement encore, nous faisons arrêter Natacha à la sortie d’un virage et nous nous engageons sur un petit chemin qui s’enfonce sous les arbres. La neige est épaisse et nous avançons lentement, transis par le froid. Un petit quart d’heure et puis s’en va. Voilà tout ce que nous pouvons supporter, mais nous sommes déjà heureux d’avoir arpenté les pentes douces de l’Oural.
Nous sommes de retour à Ekaterinbourg pour un déjeuner tardif chez Natacha. Il faut faire le plein d’énergie avant de repartir à pied à travers la ville. Alors que la nuit s’installe, Natacha nous fait remonter la longue rue piétonne Vaïnera, aussi agréable et vivante l’été que mélancolique et morne l’hiver.
Au bout de la rue, on retrouve l’avenue Lénine et son impressionnant hôtel de ville, très soviétique. En face, la place de l’Année 1905 – date révolutionnaire – a pris des accents olympiques et un petit air de Sotchi, avec ses sculptures de glace illuminées. On tente de profiter un peu, mais le froid, de plus en plus rude, finit par nous chasser. Nous redescendons la longue rue piétonne en nous recroquevillant dans nos manteaux.
Le soir, on se réchauffe avec plaisir dans un restaurant ouzbek. La journée a été belle, orchestrée par la fée Natacha et sa baguette magique.
5 janvier. La matinée est tranquille, on se prélasse un peu, sachant que nous allons repartir en train dans la soirée. Une bonne assiette de pielmeni nous redonne un peu d’allant et l’on prend la direction du centre, bravant le froid de l’Oural encore une fois.
Nous poussons les portes du musée des Beaux-Arts avec soulagement. La visite de ce petit musée hétéroclite est très intéressante et les petites grand-mères qui surveillent les salles recherchent gentiment le contact avec nous.
Le soir, nous nous offrons un dernier tour dans la ville, le long du grand Bassin municipal, dont j’avais conservé d’heureux souvenirs d’une douce fin de journée d’été. L’atmosphère est tout autre cette fois, et le froid, toujours lui, nous impose sa loi. C’est l’heure de rentrer.
Natacha nous nourrit une dernière fois et nous accompagne à la gare. L’émotion est forte et les cœurs serrés. On s’installe doucement dans notre cabine – fini le plaskart – et le train commence sa course lente pour nous ramener à l’Ouest, de l’autre côté de l’Oural, à Kazan, la capitale des valeureux Tatars.