Première nuit de plaskart
Deux mille kilomètres, deux nuits et trente-cinq heures de train. La lente digestion de nos dix jours d’aventure dans le nord de la Russie.
J’observe le va et vient des passagers. Trois heures plus tôt, nous étions au milieu de la toundra, en tête à tête avec la mer de Barents ; au nord du nord ; en marge du monde et de son agitation. L’humanité me revient au visage un peu trop fort, un peu trop vite.
Pour ces longs trajets en train, c’est un peu la roulette russe : la chance est faible de tomber sur des voisins ennuyeux, mais si ça arrive c’est mortel. En face de nous, une femme insignifiante est installée derrière la petite table. A côté d’elle, un jeune garçon au visage poupon attend timidement le départ du train sous le regard anxieux de deux femmes qui le fixent à travers la vitre. Les deux places parallèles au couloir sont occupées par une mère et sa fille.
Je dîne en silence sur un coin de table, face à une ombre, disparue dans son lit. Afin qu’il puisse dîner, nous offrons notre couchette au jeune garçon, prostré au bout de celle de sa voisine. Nous discutons à mi-voix avec Katya, en attendant la nuit. J’essaie d’écrire mais la fatigue – et l’extinction des feux – me contraint à m’allonger et à m’abandonner à un sommeil incertain.
Valentina la voyageuse
Je suis réveillé de bonne heure. La couchette face à moi est vide ; l’ombre a filé dans la nuit. Nous entrons dans la gare de Kem, où nous nous trouvions quatre jours plus tôt, à l’occasion de notre séjour dans les îles Solovki. Un homme suivi de près par une femme dépose en tornade des gros sacs au milieu du couloir. Au grand soulagement du moujik, qui fuit aussitôt après un bref salut, la femme me demande de l’aide pour hisser son sac au-dessus des couchettes en me montrant sa main bandée. Le train reparti, je tente d’écrire pendant que la nouvelle venue souffre en cherchant une position satisfaisante sur sa couchette.
Katya se lève enfin et nous prenons notre petit déjeuner, profitant de l’eau chaude du samovar. Le contact se fait vite avec notre nouvelle voisine : Valentina aime bavarder et elle a raison car elle a beaucoup de choses à dire. Née en Géorgie à l’époque soviétique, la sexagénaire nous conte la beauté de son pays de naissance ; ses traditions, sa cuisine, son vin ; sa violence aussi, lors d’une guerre fratricide qui l’a obligée à fuir le pays avec sa famille après le démantèlement de l’URSS. Sa vie à Kranosdar, depuis, au sud de la Russie. Et surtout ses nombreux voyages : l’Europe aux quatre coins ; l’Egypte, la Turquie ; plus fort encore, l’Amérique : le Mexique, le Pérou, l’Argentine, le Brésil, les Etats-Unis – plusieurs fois –, le Canada... Je suis impressionné par la liste de ses voyages lointains, une heureuse anomalie pour une Russe – une Soviétique – de cette génération.
L’odyssée du jeune Igor
Le jeune garçon se lève tard. Il observe du coin de l’œil cette étrange compagnie, plongée dans des récits de voyage et des discours politiques sur la Russie et le monde. La journée est passionnante ; nos pensées voyagent à travers le monde pendant que la taïga et lacs défilent par la vitre du train ; pas le temps d’écrire et c’est tant mieux, Valentina est la compagne de plaskart idéale pour terminer en beauté notre aventure dans le nord de la Russie.
Notre voisin s’insère timidement dans la conversation ; avant de prendre confiance et de participer joyeusement à notre conciliabule. Igor, jeune marin de Mourmansk, nous explique qu’il part vivre à Iaroslavl avec sa copine étudiante. C’est un grand saut dans l’inconnu pour lui ; une jeune femme, un travail à chercher, une autre ville, un autre monde. Son excitation et son enthousiasme sont contagieux ; la fraîcheur du jeune âge souffle dans nos rangs.
La mère de famille installée sur une des couchettes perpendiculaires à la nôtre tente de s’insérer dans la conversation en glissant quelques remarques qui ne sont pas du goût de Valentina. Deux trois essais n’y changent rien ; le courant ne passe pas.
Le soir, j’offre une bière à Igor pour conclure en douceur notre sympathique journée.
Une nuit trop courte et une ville trop grande
La nuit est plus agitée : avec Valentina, nous nous battons contre nos matelas, qui glissent sur le skaï des couchettes et menacent de nous expédier par terre. Lorsque nous trouvons enfin un peu de calme, Igor et la fille de la voisine décident de se restaurer : discussions, rires, sacs plastiques froissés… Impossible de se rendormir.
Je me lève fatigué, pendant que les jeunes, enfin rassasiés, dorment profondément. Lorsque tout le monde est levé, nous prenons notre petit déjeuner et nous replongeons dans nos discussions avec le même enthousiasme. Un peu avant Moscou, nous échangeons nos contacts et je fais un portrait de nos deux compagnons.
L’oasis moscovite apparaît bientôt ; nous avons traversé le désert vert ; un décor de béton l’a remplacé ; tout un monde qui grouille et s’agite, tentant de jouir de la source miraculeuse des pétrodollars avant qu’elle ne tarisse.
Nous saluons nos adorables compagnons et nous enfonçons dans la ville géante. Le métro ; la foule ; les artifices de notre temps : toutes les notes tapageuses de la civilisation résonnent dans ma tête. Qu’elle frappe la mesure, qu’elle se déchaîne ; rien n’y fait ; derrière les ondes parasites, j’entends toujours, puissant et rassurant, l’appel des terres du nord.