La mer Blanche et ses mauvais présages

 

Notre séjour aux îles Solovki ne commence pas sous les meilleurs auspices. Nous sommes accueillis de bon matin (4h30) à Kem par un temps exécrable – pluie soutenue et ciel bouché. Avec trois autres voyageurs, nous nous tassons dans un petit taxi pour rejoindre le port.

Là-bas, c’est pire encore : nous retirons nos billets à la réception d’un hôtel où nous sommes parqués – et considérés – comme des bovins. Ni sièges pour s’asseoir, ni toilettes, ni sourires. Heureusement que nous avons réservé deux places, depuis la France, pour la traversée de 8 heures. D’autres sont moins chanceux et devront attendre dans ces conditions jusqu’au soir.

Chance relative : on vient nous annoncer que le bateau de 8 heures est repoussé à midi en raison du mauvais temps, décalant tous les autres départs du même délai. Nouvelle attente. Alors qu’on nous propose enfin d’aller nous asseoir dans une salle du complexe, l’espoir renaît : le bateau partira à 8h30. J’entends le garçon de l’hôtel expliquer à une femme inquiète qu’il vaut mieux fermer les yeux et dormir pendant la traversée.

 

Un bateau inquiétant

 

Nous arrivons sur le quai avec nos gros sacs. C’est la cohue. Sous une pluie battante, la foule joue des coudes pour pénétrer dans le rafiot qui nous attend. Une femme prend la parole et repousse énergiquement la troupe. On procède par liste ; ceux qui seront appelés auront le droit d’embarquer – « pas de place supplémentaire aujourd’hui, si on veut arriver à bon port » ajoute-t-elle sans blaguer.

Nous sommes appelés dans les derniers. Dedans, toutes les places décentes sont occupées. On nous dirige vers une salle basse, à laquelle conduit un escalier raide comme une échelle. Je vais jeter un œil, et remonte aussitôt, horrifié par ce mouroir ; aucun hublot, et une odeur de moisissure qui soulève le cœur avant même les premières vagues ; au moindre incident, on est sûr d’y crever. Nous trouvons deux places tout à l’avant, sur un banc à contresens.

Le départ se fait en douceur. Finalement, la traversée de deux heures s’annonce plutôt bonne. Je décide de monter sur le pont arrière du bateau. Puis tout en haut, m’abritant de la pluie derrière les cheminées, qui crachent des fumées noires.

 

La croisière ne s’amuse pas

 

Très vite, le continent s’éloigne ; les vagues se font plus hautes et cassantes. Le bateau tangue de bâbord à tribord. Je résiste le plus longtemps possible à la pluie et au froid, abrité derrière ma cheminée avec une femme qui fume un cigarillo, dont l’odeur se mélange au fuel des moteurs. Je finis par céder.

Dedans, c’est la débâcle. On distribue les sacs plastiques ; les regards sont vitreux ; les estomacs tanguent avec la mer. Quand je retrouve Katya, à demi assoupie à l’avant du bateau, c’est la désolation. Je m’assieds deux minutes à contresens ; au jeu de balancier de gauche à droite s’ajoute les creux dans lesquels la proue du bateau vient s’écraser. C’est intenable, même pour qui n’a jamais souffert du mal de mer. J’abandonne Katya et les passagers à leur supplice pour remonter sur le pont arrière, préférant la pluie et le froid.

Je me serre contre la cloison métallique, qui nous protège un peu de la pluie. Des enfants jouent imprudemment autour de moi, s’amusant du mouvement du bateau. Il ne faudrait pas grand-chose pour qu’ils passent par-dessus bord. La mer elle-même nous met en garde, inondant tout à coup nos pieds à la faveur d’une vague plus puissante que les autres.

Les passagers quittent leurs sièges un à un et viennent se masser à l’arrière du navire. Le bateau balance de plus en plus fort. Je dois m’accrocher d’une main à la tôle qui me surplombe. Une femme et sa fille, mal en point, chutent devant nous. Impossible de se relever ; elles rampent jusqu’à nous et régurgitent leur repas sous mes yeux.

Il faut tenir. Katya aussi me rejoint bientôt. Elle ne peut plus dormir et souffre désormais du mal de mer. Epuisés et frigorifiés, nous attendons tous la fin de cette horrible croisière. Une vague vient nous inonder les pieds une seconde fois. Il n’y a que les deux enfants, abandonnés par leurs parents, qui semblent heureux dans cet enfer.

 

Une arrivée digne de la traversée

 

La pluie redouble d’intensité mais la mer s’apaise enfin. « Terre ! » annonce une femme à côté de moi, dans un grand sourire. Une ligne grise se dessine à l’horizon et s’épaissit lentement. L’archipel Solovki, enfin. Nous longeons quelques petites îles et soudain l’agitation gagne l’assemblée : la silhouette du monastère apparaît derrière un rideau de pluie qui rince mon objectif. Peu après, le bateau s’immobilise le long du quai. Nous posons pied à terre, encore sonnés par ces deux heures de lutte.

Pas le temps de souffler ; une nouvelle lutte nous attend. Katia, notre logeuse, est venue nous chercher. Nous la suivons, trempés par la pluie, sur des chemins boueux, slalomant entre des véhicules avec nos gros sacs, qui s’enlisent. Je sens une douleur à l’aine ; voilà un sport dont je me serais bien passé après mon opération. La traversée du village est longue et pénible et je goûte à peine la beauté du monastère, qui semble fade à mes yeux fatigués.

Arrivés, enfin. Nous découvrons un appartement au charme – très – ancien et au confort médiocre ; mais cependant à notre goût – et dans notre budget. La propriétaire est sympathique ; elle nous offre même du bois pour allumer le poêle. Le temps est exécrable. Nous en profitons pour faire une longue sieste. Les visites attendront.