C’est un signe : jamais tri de photo ne fut si difficile. Visiter la Russie sans être allé aux îles Solovki, c’est un peu comme visiter la France sans être allé au Mont-Saint-Michel. L’archipel et son monastère sont une vraie merveille et méritent une place de choix dans la liste des lieux incontournables du monde.

 

La merveille du nord de la Russie

 

Le mauvais temps semble ne pas vouloir nous quitter. Nous dormons une bonne partie de l’après-midi avant de tenter timidement une sortie pour aller nous ravitailler dans les magasins locaux.

Après le dîner, c’est le miracle. Le ciel s’est dégagé et une lumière merveilleuse a effacé la grisaille. Nous ressortons pour en profiter. Ces instants resteront longtemps gravés dans ma mémoire. Le lieu dégage une force surhumaine ; sa beauté est quasi divine ; à quel autre endroit les moines pouvaient-ils bâtir leur monastère ? Ces moines esthètes me sont sympathiques ; comme leurs frères du Mont-Saint-Michel, ils ont créé là un chef d’œuvre d’harmonie entre la nature et la culture.

Notre promenade et nos pauses sont longues : nous jouissons comme deux enfants de ce présent. Le monastère, son kremlin de pierre, la mer, le port, les isbas colorées, les vieilles carcasses des bateaux ou des barques abandonnés : je ne sais plus où donner de la tête pour photographier. Katya commence à sentir le froid du nord ; je fais un dernier tour, seul, pour goûter pleinement la magie du lieu.

 

L’archipel du goulag, spirituel et cruel

 

Le lendemain, au réveil, la pluie est de retour. Nous prenons notre temps pour nous préparer et « petit » déjeuner – il y a de quoi tenir la journée.

Nous commençons par la visite du monastère. A notre grande surprise, nous pénétrons dans l’imposant bâtiment sans débourser un sou. Dedans, nous découvrons un grand chantier : partout des hommes affairés à restaurer l’édifice. La révolution étant passée par là, il y a peu de richesses, d’icônes ou de meubles. Ce n’est pas pour me déplaire ; nous errons seuls dans le labyrinthe des couloirs et des pièces, dont le vide est empli de mystère ; et de souffrance, accumulée au long de l’histoire tourmentée du monastère.

Le monastère Solovki (ou Solovetski) est créé au XVe siècle par deux moines de Kirillov. Il devient vite un centre économique prospère (pêche, fourrure, minerais, nacre…), faisant vivre une main d’œuvre nombreuse en plus des moines. Avec son épais Kremlin, il assure aussi un rôle de défense militaire au nord, repoussant les assauts des Suédois avec sa garnison et ses canons. Le monastère connaît une première crise avec le schisme de l’orthodoxie russe ; ses moines prennent parti contre la réforme et soutiennent les « Vieux Croyants ». Le Tsar Alexis Ier fait le siège du monastère et fait massacrer les rebelles. Le lieu de prière continue son voyage en enfer : ses prisons sordides avalent les opposants au régime tsariste, les esprits critiques et les adversaires des réformes religieuses. Faut-il s’étonner qu’il soit devenu le laboratoire du Goulag dans les années 20, à la suite de la Révolution russe et de la guerre civile ? Le SLON (initiales de Direction des camps du nord à destination spéciale, signifiant aussi « éléphant » en russe) prétend redresser les penchants immoraux des prisonniers : nobles, bourgeois, sociaux-démocrates, anarchistes… Jusqu’en 1927 et la prise de pouvoir par Staline, les détenus jouissent d’une certaine liberté, d’un accès à la bibliothèque et d’un droit de correspondance. Le travail forcé n’est pas encore généralisé. C’est un ancien détenu devenu directeur du camp, Naftali Frenkel, qui jette les bases du Goulag : la prison politique doit devenir rentable. Les prisonniers sont rationnés et exploités – et sacrifiés. L’horrible modèle satisfait Staline et est exporté ailleurs en URSS. Le camp de travail ne ferme qu’avec la Seconde Guerre mondiale et l’invasion de la Russie par la Finlande, alliée de l’Allemagne nazie. Longtemps abandonné, le monastère retrouve sa vocation première – spirituelle – avec la fin de l’URSS et la réimplantation de moines dans les années 90.

Comme un symbole, nous finissons notre visite par les prisons, nichées au pied des tours épaisses du kremlin.

 

La forêt, la taïga et la toundra

 

Nous étouffons. Il est temps de prendre l’air. Nous nous dirigeons vers le sud de l’île, pour une longue balade que nous avait conseillée notre logeuse. Nous traversons le « centre » du village, bâti le long d’un large chemin boueux. Un produkti (épicerie), un magasin de produits manufacturés, une cantine, quelques hôtels, un bureau de banque et nous voilà plongés dans la nature.

Après avoir marqué une étape pour découvrir la reconstitution d’un labyrinthe païen construit au bord de mer par des étudiants, nous nous enfonçons dans la forêt. Le chemin se rétrécit, serpentant entre la mer et les lacs. Profitant d’un soleil généreux, nous faisons un arrêt au bord de mer, pour tenter une baignade. J’entre dans l’eau jusqu’aux genoux. Hélas, après deux essais, l’eau glaciale a raison de mon enthousiasme.

Nous reprenons vite le chemin, car nous devons couvrir rapidement les 10 kilomètres qui nous séparent du sud de l’île, afin d’être à l’heure au banya que nous avons réservé pour le soir. Nous traversons une forêt enchanteresse, qui hésite par endroits entre la taïga et la toundra. Les lacs, les marais se succèdent. Nous voilà enfin plongés dans cette nature nordique qui me fascine. Je goûte chaque instant de ce bonheur, emplissant ma mémoire de ce parfum puissant.

La journée avance mais notre objectif semble reculer. La forêt a fait place au décor dépouillé de la toundra ; des petits arbres noueux et des rochers portent les stigmates du vent et du froid. Où est la mer, que nous entendons gémir au loin ?

 

Le banya et les rayons de braise du ciel du nord

 

La voilà enfin qui apparaît ; nous la saluons avec joie et improvisons un petit goûter, seuls face à cette sublime étendue d’eau, qui nourrit nos yeux affamés de beauté. Malgré le soleil et la lumière intense, la mer Blanche nous caresse de son souffle froid.

Il faut revenir ; la route est longue et nous avons un horaire à tenir. Nous croisons quelques marcheurs lourdement chargés de leur tente et de provisions ; eux auront la nuit pour s’entretenir en tête à tête avec la mer. Les rayons du soleil déclinant traversent la forêt, de plus en plus mystérieuse.

Nous sommes de retour à l’heure. Katya achève cette belle journée dans la chaleur du banya, pendant que je dois me contenter d’une grande toilette. Après avoir dîné dans la cantine locale, je trouve la force d’aller faire un dernier tour sur le port, où je profite d’un extraordinaire coucher de soleil, qui enflamme le ciel et mon âme de ses rayons de braise.

 

Le mont Sekirnoï et son église phare

 

Le jour suivant doit être la grosse journée du voyage. Au programme : une longue randonnée vers le nord – à faire à vélo, normalement – pour découvrir le mont Sekirnoï et son église Solovetskoï – qui est aussi un phare. Contrairement à notre balade de la veille, la route s’avère longue et ennuyeuse. Le ciel gris n’arrange rien. Nous faisons une pause pour découvrir le charmant jardin botanique, profitant d’une petite éclaircie.

Puis nous partons pour une grande boucle dans la forêt et les marais du nord de l’île. Katya, à la peine, retrouve de l’entrain en découvrant des champignons dans les sous-bois. Le tour est long ; beaucoup trop long. Arrivés au mont Sekirnoï, il faut encore faire un gros effort avec l’ascension d’un escalier vertigineux.

C’est assez pour le moment. Nous basculons de l’autre côté du mont et Katya demande à un chauffeur de bus s’il peut nous ramener au monastère. Le chauffeur est un moine qui conduit les pèlerins sur l’île ; il accepte gentiment de nous prendre dans son bus. Voilà comment commence notre pèlerinage aux îles Solovki.

 

Un pèlerinage express

 

Dans le bus, un garçon plein d’angélisme débite un discours monotone sur la vie religieuse de l’île. Les yeux des fidèles se ferment les uns après les autres. La route, que nous avons empruntée à pieds, me semble interminable. Soudain l’autobus s’arrête au bord de la route ; le village n’est pas en vue. Les passagers descendent pour une nouvelle visite. Nous partons saluer le moine, pensant terminer la route à pieds. « Vous devriez vous joindre à l’excursion, c’est intéressant », suggère-t-il. Katya refuse poliment mais je me sens un peu obligé ; curieux, aussi, de vivre ce mini-pèlerinage un peu plus de l’intérieur. « On y va » ; le moine est ravi.

Nous marchons à travers la forêt avec un groupe de femmes – l’éternel fond de commerce des religions – plus un mari lassé et un jeune garçon visiblement en crise d’adolescence. Très vite le groupe se désunit : les unes vont aux champignons, les autres aux baies sauvages ; ça râle, ça boite, ça rit ; le guide a du mal à se faire entendre. Finalement, c’est beaucoup plus drôle que je ne pensais.

Nous rejoignons la mer, où l’on nous montre une digue construite pour retenir les poissons. On repart un peu plus loin. Le pèlerinage vire à l’aventure américaine : il s’agit maintenant de traverser une rivière à gué. Les pierres sont glissantes et instables ; des grands-mères qui ont du mal à tenir sur leurs deux jambes se retrouvent en équilibre au-dessus de l’eau. L’accident est évité de justesse ; la troupe franchit l’obstacle sans pertes.

Il reste une dernière épreuve : la source miraculeuse. Le guide plonge un seau dans un puits d’où ressort un liquide marron. Les pèlerins sont invités à boire. Je garde mes distances ; mon élan de religiosité est déjà brisé.

 

La visite de trop

 

Nous retrouvons le bus et bientôt le monastère. Je salue le gentil moine et nous rentrons, harassés, préparer un bon dîner avec les champignons récoltés. Nous avons repris un peu de force pour repartir en excursion. Nous nous en allons louer une barque pour naviguer sur les lacs et les canaux de l’île. Le chemin jusqu’à l’embarcadère fait souffrir mes jambes. A mesure que nous avançons dans la forêt, le décor s’assombrit. Le ciel est couvert ; où donc est passée la lumière du nord ?

Lorsque nous arrivons sur le site, nous sommes accueillis par deux dragons. « Trop tard, c’est fermé ! – Mais il est 20h40. – C’est trop tard ! » Le site est censé fermer à minuit, mais les deux femmes ont d’autres plans pour la soirée. La plus virulente nous abandonne dans les mains de sa collègue. Cette dernière accepte enfin de nous laisser une barque, mais « vous ne verrez rien, il n’y a pas de lumière. En août, il faut venir avant 20 heures ». Après lui avoir fait part de ma façon de penser – pourquoi dire aux touristes que le site est ouvert jusqu’à minuit si la visite est impossible ? –, je persuade Katya de renoncer. Je repars sans un regard pour la femme, avec cet air arrogant que les étrangers nous reprochent.

Ma fierté ne m’aide guère lorsqu’il faut refaire les cinq kilomètres qui nous séparent de la ville. En deux jours, nous avons fait plus de cinquante kilomètres, et c’est peu dire que je le sens. Le retour est un calvaire ; voilà une vraie journée d’humilité, loin des simagrées de nos bigotes de l’autobus. Pour nous consoler de notre échec du soir, nous allons contempler le crépuscule sur la mer.

 

L’île aux Lièvres et ses mystérieux labyrinthes

 

Un ciel bleu azur nous accueille au réveil pour notre dernier jour sur l’île. Nous avons choisi une excursion en bateau – en groupe ! – jusqu’à l’île Zaïats (« Ile aux Lièvres »). La mer Blanche est calme et nous pouvons jouir du soleil sur le pont.

La visite de l’île est sympathique mais courte : nous découvrons les mystérieux labyrinthes construits par les pêcheurs il y a des centaines d’années, avant que les rites chrétiens ne les remplacent. Nous n’en apprenons pas beaucoup plus sur leur origine et leur fonction – de nombreuses explications subsistent – et je préfère profiter de la végétation dépouillée de l’île, où ne vivent que deux personnes, un gardien et un ermite, qui garde l’église, scrutant les touristes de son visage débonnaire. Le retour en bateau est aussi agréable que l’aller.

Il faut désormais nous dépêcher pour aller récupérer nos affaires avant d’embarquer pour le continent. Nous repartons à contrecœur ; l’île est si merveilleuse et il nous reste tant à voir – les autres îles de l’archipel, l’excursion en barque, les randonnées, les baleines…

 

De la mer Blanche aux Carpates

 

La traversée est heureusement bien plus tranquille que la première. Nous retrouvons Virgile, un retraité roumain que nous avons rencontré deux jours plus tôt sur le port. Virgile parle assez bien français – en bon Roumain – et la conversation est passionnante : la Roumanie, la France, la Russie, l’orthodoxie, les Hongrois et les voyages, bien sûr. Sur le pont, les sujets voguent avec les vagues légères de la mer Blanche.

Au port de Kem, Katya nous offre une dégustation de poisson fumé. Un taxi nous emporte tous les trois vers la gare, où nous attendons notre train – Moscou pour Virgile et Mourmansk pour nous – dans une petite stolovaïa au charme très soviétique.

Les heures tournent et j’accompagne Virgile jusqu’à son train – tradition russe oblige. Nous nous saluons amicalement, en promettant une rencontre dans les Carpates. Une heure plus tard, nous pénétrons dans le train qui doit nous emporter vers notre destination finale, Mourmansk, la grande ville du nord.