Les fantômes des Godounov et des Romanov

 

Telle une oasis apparue dans les volutes de fumée d’un été brûlant, Kostroma a imprimé dans ma mémoire les images d’un monde irréel. Arrivés de Moscou à l’aube dans un train de nuit à la chaleur étouffante, nous glissons comme des ombres dans la ville déserte en attendant que notre hôtel ouvre ses portes. Le temps de saluer la Volga, perdue dans le brouillard, où l’on devine les silhouettes inquiétantes de longs bateaux fantômes.

Dormir, un peu, avant de repartir à travers la ville, où l’air se fait de plus en plus lourd. Les pas sont comptés ; il faut faire un effort pour traverser la rivière Kostroma sur un grand pont de béton et traîner notre peine jusqu’au célèbre monastère Saint-Ipatiev. Ce sublime complexe religieux est attaché au destin de deux grandes familles russes, les Godounov et les Romanov. Un ancêtre des premiers, le prince tatar Tchet, le fait édifier au XIVe siècle après avoir été guéri, lors d’un séjour à Kostroma, par l’apparition miraculeuse de Saint-Ipatiev. Plus tard, son descendant devenu tsar, Boris Godounov, y « enferme » la femme d’un rival, Ksenia Ivanovna Chestova, et son fils Michel Romanov. Après la mort de Boris Godounov et les troubles de sa succession, un concile panrusse appelle le jeune Michel subitement au pouvoir, fondant une longue dynastie qui s’achève trois cents ans plus tard avec la révolution russe. Pour commémorer l’origine « miraculeuse » de leur lignée, les Romanov avaient pris l’habitude, à chaque nouveau règne, de visiter le palais portant leur nom au sein du monastère.

 

L’offrande de la Grande Catherine

 

Repus de fresques et d’icônes, nous quittons le monastère pour une promenade dans le quartier adjacent, où nous découvrons la Russie « éternelle », celle des enfants jouant sur des allées de terre serpentant entre de petites isbas à demi cachées au milieu des bouleaux et des herbes folles.

Le retour vers le centre se fait lentement. Le soir est en train de s’installer lorsque nous gagnons l’élégante place Soussaninskaïa, dominée par une tour de guet servant à détecter les incendies. C’est d’ailleurs un incendie qui a décidé du visage de Kostroma, ravageant la ville au XVIIIe siècle et imposant une reconstruction en pierre sous l’impulsion de la Grande Catherine. La place est riche en palais, musées et surtout de ses deux galeries marchandes (Gostiny Dvor) à l’atmosphère délicieusement surannée.

Après une visite à la traditionnelle statue de Lénine, nous assistons au coucher du soleil, petite boule rouge cerclée de fumée se reflétant sur la Volga. La chaleur humide nous accable ; nous nous attablons sans faim avant une nuit de sommeil méritée.

 

La Volga et ses rêves

 

Le lendemain, nous avons retrouvé de l’énergie pour une longue marche. Le long de la Volga d’abord, où nous découvrons d’étonnantes plages devant lesquelles défilent les longues barges chargées de matériaux. Puis le centre, de nouveau, et le quartier au nord de la place Soussaninskaïa, goûtant mieux encore le charme désuet de Kostroma et de ses bâtiments décrépits, d’où jaillissent ici ou là des éclairs de créativité et de solidarité.

Nous nous posons une dernière fois au bord de la Volga, à la terrasse d’un restaurant oriental où nous profitons des derniers instants de notre rêve éveillé dans cette surprenante et attachante cité de l’Anneau d’Or. Le train nous emporte bientôt vers Moscou ; l’été de feu a eu raison de notre nuit ; le rêve est fini.