« Tous les chemins mènent à Rome » dit si bien l’adage. Confluent des routes, des rêves, des ambitions, des migrations – libres ou forcées –, Rome est un symbole éternel de civilisation. Si la ville a perdu de son influence dans le destin du monde, elle conserve toute sa force d’attraction ; une énergie accumulée au cours de siècles de domination et de prestige. Difficile de résister à ses puissants aimants culturels. Un voyage à Rome est assurément un pèlerinage ; mais pas celui que l’on croit. Les yeux plongés dans le miroir de l’histoire, l’homme contemple les conquêtes, les bienfaits et les drames de son évolution. On se glisse dans les rues de Rome comme sous les pis de la mère louve. On se sent au chaud ; on se sent chez soi. Dans quel lieu plus propice les milliers d’étourneaux emplissant le ciel de Rome pouvaient-ils terminer leur migration ? Ces anges noirs volent à travers la ville, emportant avec eux les joies et les peines de tous ces êtres qui ont fait le grand rêve romain.
******
Apprendre à voir l’invisible
A première vue, Rome semble bien la capitale de l’Eglise d’Occident. A chaque coin de rue, une église, une basilique ou une chapelle rappellent la conversion du grand empire païen aux dogmes de la petite secte juive. Au milieu des touristes, les enfants de Pierre exhibent leurs soutanes et leurs voiles. Si la Rome « visible » est la Rome des papes, il en existe une autre dessous, enfouie par l’histoire. Trop forte pour être contenue complètement, elle surgit par endroits à la faveur d’une ruine, d’un mur ou de colonnes. Très vite, le visible s’efface devant l’invisible. Partout l’on sent l’énergie de la terre qui remonte et qui imprègne chaque rue de ses mystères. On ne voit pas Rome ; on la médite.
Rome n’est pas chrétienne
Un combat de titans s’est joué ici. Un combat que la secte du fils d’un charpentier a cru avoir gagné en remplaçant l’empire aux mille plaisirs – et aux mille vices – par son monde sec, austère et ascétique. Enfouis les théâtres, les bibliothèques, les thermes, les écoles philosophiques, les éphèbes et les muses ; le Dieu unique avait renversé ses cousins de l’Olympe ; il n’y aurait plus qu’églises et prières ; un seul mot d’ordre : dénigrer la vie et célébrer la mort. Alors que l’ancien monde expirait, une déesse a refusé de céder devant le nouveau dieu arrogant. Vénus, du fond des enfers, n’a cessé de chanter l’amour et la beauté. Les siècles ont passé ; les prières se sont essoufflées ; la voix de Vénus s’est fait entendre chaque jour un peu plus. Les papes eux-mêmes, les cardinaux, les évêques ont entendu sa voix et n’ont pu résister. Portés par un nouvel idéal de beauté, ils ont rebâti Rome. La vie était de retour ; l’esprit de Rome était ressuscité ; la beauté antique avait été plus forte que l’ascétisme chrétien. Les muses couraient de nouveau la ville. Qu’on bâtît un palais ou une église ; qu’on peignît une naïade ou une madone ; qu’on sculptât un satire ou un évêque ; partout Vénus était à la fête. La vérité éclatait enfin : Rome n’avait jamais connu qu’une seule déesse, Vénus ; et qu’une seule religion, la beauté.
La ville des muses
Les artistes ne s’y sont pas trompés. Depuis la Renaissance, les peintres, les sculpteurs, les architectes, les poètes se sont succédé dans la ville éternelle, à la recherche de leur muse. Rome n’est pas seulement une ville qui a le goût des arts ; ici le goût est un art. L’art est roi parce que le goût l’exige. Il explose de tout côté, traversant les âges, les générations et les modes : palais, églises, musées, ruelles, tout est chef d’œuvre ; même les ruines y participent, avec leur beauté nonchalante. Une visite de Rome est une expérience esthétique intense ; on frôle le vertige. Pour peu on se croirait artiste. Y a-t-il là une muse qui nous attend ? S’est-elle enfuie au bout d’une ruelle du Trastevere ? On la poursuit jusqu’au Janicule. Disparue. On recommence et on grimpe sur la prochaine colline ; le jeu est enivrant. Celui qui rêve d’un autre monde n’a pas vu Rome ; ville sans égale, ville sans rivale ; sanctuaire de l’art, source du goût et de la beauté.
La Dolce Vita
A Rome, la vie elle-même est un art. On la sculpte, on la polit, on l’affine jusqu’à lui donner la douceur d’un soir d’été. Le Romain sait enduire ses jours de plaisir. Il sait prendre le temps ; le laisser filer lentement et changer les heures inquiètes en un bonheur simple. Plutôt que d’être retenue en vain, la vie s’écoule en paix. Les dons de Vénus sont goûtés pleinement. Le contraste est saisissant avec Paris. La Ville Lumière a entendu elle aussi le chant de Vénus : elle a tenté d’être une « nouvelle Rome », mimant le goût romain. Elle a réussi à bien des égards : le goût des arts, de l’architecture, des intrigues amoureuses et de la table. Hélas le chant n’était pas assez doux, dans cette morne plaine d’Ile-de-France, pour que le caractère lui-même soit fécondé ; pour que les pensées anxieuses et grises des Français se colorent et s’apaisent ; pour que notre excès de sérieux se change en une heureuse légèreté. Sans doute Paris est mieux « finie », plus nette, plus propre que Rome ; c’est là la marque de notre sérieux. Mais à quoi bon tant de beauté, si on ne sait l’apprécier et que chaque instant laisse derrière lui une trace insatisfaite ?
La cuisine, fierté romaine
Un art de vivre n’est pas complet sans un art de manger. Que serait Rome sans la table ? Les Romains sont aussi fiers de leurs plats que de leurs musées. Bien plus que des cuisiniers, ce sont des alchimistes qui ont trouvé le secret pour changer une cuisine pauvre en une délicieuse mixture. Les abats, les fritures de légumes et de mollusques, le pecorino et la pancetta, la morue et les gnocchis, chaque expérience ravit les sens. A l’heure de l’apéritif, les bars de la ville proposent de copieux buffets – gratuits ou bon marché – pour accompagner les verres de vin ou les cocktails. Belle étape avant la trattoria ou la pizzeria. Et si l’on veut prendre le bon air, on peut toujours gagner le bord de mer à Fiumicino, tout près de l’aéroport, et s’arrêter au soleil le long du port pour manger des fritures de poisson ; mieux encore, « s’embarquer » pour le Cap Horn, un restaurant où les neuf antipasti de la mer – huîtres, crevettes et langoustines crues, marinade de saumon, thon cru, calamars, gambas, beignets de crevette, crevettes sur canapé sauce aux truffes – se succèdent comme des vagues de plaisir dans une merveilleuse tempête gustative.
******
On peut trouver Rome un peu sale, fatiguée, usée comme ses transports. Il en va ainsi de ces vieilles idoles. L’impression ne dure pas ; dans la rue ou dans les musées, à l’église ou au restaurant, Rome réveille le goût ; elle comble de beauté. Comment lui résister ? C’est la voix d’une mère qui nous rappelle à la maison ; symbole éternel de cette civilisation qui a illuminé le monde avant que l’homme fût décrété coupable de jouir et d’aimer.
E.H.
« Je me sentais responsable de la beauté du monde. Je voulais que les villes fussent splendides, aérées, arrosées d’eau, peuplées d’être humains dont le corps ne fût détérioré ni par les marques de la misère ou de la servitude, ni par l’enflure d’une richesse grossière, que les écoliers récitassent d’une voix juste des leçons point ineptes ; que les femmes au foyer eussent dans leurs mouvements unes espèce de dignité maternelle, de repos puissant ; que les gymnases fussent fréquentés par des jeunes hommes point ignorant des jeu ni des arts ; que les vergers portassent les plus beaux fruits et les champs les plus riches moissons. Je voulais que l’immense majesté de la paix romaine s’étendît à tous, insensible et présente comme la musique du ciel en marche. »
Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar