8 janvier 2015. La tête n’y est pas et le cœur est lourd. Etrange étape au carrefour des civilisations, dans la ville aux deux continents, « Sublime Porte » par laquelle l’Orient est venu s’unir à l’Occident. La nuit est déjà tombée sur le Bosphore ; la fin d’une journée noire, où l’on doute même que le soleil puisse se lever encore. En longeant les mosquées, l’ombre des attentats s’abat sur nous. La veille, à Paris, les journalistes de Charlie Hebdo ont été sauvagement abattus par des hommes qui se réclament de l’islam. J’enrage dans mon lit quand les chants sortis des minarets d’un Etat laïque me réveillent au milieu de la nuit. Je suis à saturation de religion. Il va falloir « tenir » trois jours ici, au milieu des mosquées, des églises, des synagogues et de toutes ces déjections de l’âme humaine.
Visiter pour oublier
9 janvier 2015. De la neige et du froid. La nuit a posé un drap blanc sur notre journée noire. Faut-il déjà oublier ? Nous partons sans entrain pour une longue journée à la découverte du vieil Istanbul et de ses classiques. On finit par s’accommoder des croix, des christs, des versets ou des tapis ; le religieux s’efface devant l’art. Chaque visite est plus inoubliable que la précédente : l’intérieur grandiose de Sainte-Sophie, la grâce géométrique de la Mosquée bleue, le mystère de la Citerne-Basilique, le faste de Topkapı, dominant le Bosphore, et les secrets de son harem. La beauté console de tout : nos idées noires sont vaincues peu à peu par la succession de ces chefs d’œuvre. De tout ou presque, car le froid et la faim finissent par éteindre notre fièvre de visite. Le Grand Bazar est de trop et nous nous épuisons vite dans son dédale de galeries et de petites échoppes. Nous revenons par l’Hippodrome, songeant à la gloire perdue de la Rome d’Orient.
Il est temps de faire connaissance avec la nourriture turque, délicieuse et bon marché – si l’on sait éviter les arnaques –, dans un petit restaurant situé en contrebas de la Mosquée bleue. De retour dans notre chambre, la télé nous ramène en France, à la mort des terroristes et à une nouvelle attaque. La colère et l’écœurement reviennent brutalement. La journée avait été si belle. J’écris pour m’apaiser.
Orientale et européenne : la ville idéale
10 janvier 2015. L’hiver est terminé ; les giboulées ont dégelé la ville des sultans. La « lessive de Printemps » est si intense qu’il nous faut trouver refuge dans le musée archéologique. Passionnante étape, qui doit l’être plus encore lorsque l’on sait se retrouver parmi les nombreux peuples ayant foulé, au cours de l’histoire, le sol disputé de l’Anatolie.
La pluie nous laisse un peu de répit ; nous en profitons pour gagner le quartier d’Eminönü, où nous découvrons la belle mosquée Neuve avant de nous glisser dans les ruelles colorées du Bazar égyptien. La senteur des épices nous enivre ; l’Orient nous tend les bras ; je me sens chavirer.
Nous nous arrachons au quartier pour escalader la colline qui mène à la mosquée de Soliman. La montée est rude ; il faut mériter la vue enchanteresse sur le Bosphore et la Corne d’Or. Derrière les coupoles orientales, une lumière pâle et fragile éclaire les eaux délicatement embrumées, sur lesquelles glissent de longs navires de métal. La ville se dévoile à nous tout en pudeur ; elle semble attendre la nuit pour libérer ses instincts.
La « plus grande mosquée de la ville » est impressionnante ; à l’image du règne de celui qui lui a donné son nom. Nous renonçons à aller découvrir l’hôpital, la bibliothèque, les écoles, le hammam et le restaurant populaire qu’il avait fait bâtir autour de la mosquée pour marquer sa puissance. Nous nous contentons de chercher le tombeau de Roxelane, sa célèbre épouse d’origine russe, avant de redescendre à Eminönü.
La nuit est en train de s’installer lorsque nous nous engageons sur le pont de Galata. C’est un nouvel enchantement : nous avançons lentement au milieu des pêcheurs, alignés de chaque côté du pont, sous lequel sont nichés des tavernes et des petits restaurants. Il se dégage un délicieux sentiment de paix, qui contraste avec la grandeur de la ville. Jamais je n’avais ressenti aussi fortement ce mélange improbable et savoureux d’énergie et de douceur. Serions-nous dans la ville idéale ?
Nous repartons à l’assaut d’une colline ; celle de Galata, en haut de laquelle se dresse la fameuse tour – reste de la ville génoise, campée fièrement face à Constantinople puis Istanbul. Le sommet atteint, nous partons vers Beyoglu en empruntant la longue rue piétonne Istiklal, parcourue par un vieux tramway rouge. Nous découvrons une Turquie moderne, européenne – francophile et francophone jusqu’au début du XXe siècle – et festive. Les enseignes des magasins, les vitrines des cafés ou des restaurants, les clubs et les spectacles : le quartier est bouillonnant de jeunes gens à la recherche de plaisir. Nous nous offrons un festin dans un élégant café avant de rejoindre la place Taksim. Sur le chemin, un message accroché sur le mur du consulat de France nous rappelle la tragédie qui vient de secouer l’Hexagone.
Nous abandonnons la foule des promeneurs et redescendons au hasard des rues, quasi désertes, vers le Bosphore. Dans le tramway qui nous ramène vers Sultanahmet via le pont Galata, nous voyons défiler tous les souvenirs de notre belle journée. La télévision et les nouvelles venues de France – la prise d’otages, les morts – ravivent ma colère mais n’effacent pas le plaisir d’être là. Istanbul a eu raison de notre tristesse et c’est déjà beaucoup.
La traversée du Bosphore : un bonheur sans fin
11 janvier 2015. Adieu la neige, adieu la pluie ; le soleil brille sur le Bosphore ; il fait chaud et, à l’abri du vent, on pourrait croire que l’été est proche. Après un petit-déjeuner gargantuesque, nous avons juste le temps de rejoindre l’embarcadère d’Eminönü, où nous sautons dans un bateau de croisière, qui va nous emporter jusqu’à l’embouchure de la mer Noire. Ce sont des heures exquises que nous passons à contempler les rives du Bosphore, naviguant entre l’Europe et l’Asie. Nous marquons quelques étapes dans des petits ports de pêche, devant lesquels de lourds cargos filent précautionneusement, un peu à l’étroit dans ce bras de mer aux courbes redoutables.
Nous débarquons dans le charmant village d’Anadolu Kavagi, où nous faisons l’ascension jusqu’à la tour byzantine qui le surmonte, découvrant la mer Noire qui s’ouvre devant nous. La visite du village est rapide, et c’est très bien, car il y a mieux à faire : comme s’attabler dans un des petits restaurants de poissons et de fruits de mer qui entourent le port – un délice à petit prix. Et laisser le temps filer, tranquillement, en profitant du spectacle saisissant des longs cargos qui s’aventurent dans le Bosphore.
Je m’installe avec gourmandise dans le bateau qui retourne à Istanbul – beaucoup conseillent de revenir en bus ; pourquoi se priver d’un tel bonheur ? On ne se lasse pas du Bosphore. Il y a, sur ces rives, quelque chose d’irrésistible ; un charme invincible, qui voudrait nous enchaîner là. En voyant, à l’horizon, les minarets des mosquées et la silhouette de Topkapı se dessiner dans la brume orangée, je sens un désir guerrier qui s’empare de moi ; on s’est entretué là et je le comprends ; quel souverain, quelle civilisation, quel peuple ne rêverait pas d’en faire le centre de son empire ?
A peine descendus du bateau, nous remontons dans une navette pour traverser le Bosphore et aller passer la soirée dans le quartier de Kadikoy, en Asie. Un magnifique coucher de soleil rend la traversée plus merveilleuse encore. Nous découvrons encore un autre Istanbul ; les rues, avec leurs musiciens, leurs restaurants et leurs petites boutiques, respirent le bonheur de vivre. Tout un bonheur concentré dans la petite tasse de café que Katya déguste sur une terrasse empourprée au milieu des rires et de la fumée des narguilés.
Les lumières d’Istanbul dansent tout autour de nous à travers le noir. Nous traversons le Bosphore une dernière fois. L’Asie s’éloigne et demain nous abandonnerons Istanbul, la colorée, la chaude, pour retrouver l’hiver moscovite. Arrivé plein de tristesse et de colère, je repars amoureux : ma chère Pétersbourg – pardonne-moi – une autre a pris mon cœur. Comment résister au parfum riche et puissant de cette belle Orientale, sur qui les steppes, sauvages et rebelles, ont laissé leur empreinte ?