23h10. Samedi 28 décembre. Moscou, gare de Iaroslav. Chargés comme des mules, nous essayons de nous faufiler au milieu de la foule des voyageurs attendant le train qui les emmènera à des centaines ou des milliers de kilomètres plus à l’est pour passer les fêtes auprès des leurs. Un frisson passe dans la foule. Le train arrive lentement, auréolé de mystère, glissant le long du quai balayé par un vent froid. Le monstre d’acier, qui semble avoir traversé une nuit sans fin, nous souffle au visage l’air glacial et sec des grandes plaines de Sibérie.

Nos amis Nastia et Sergeï, qui nous ont gentiment accompagné à la gare, disparaissent par le hublot arrière du train, qui, telle une bête brutalement tirée du sommeil, se secoue enfin et se met en route sans enthousiasme. Abord rude mais grand cœur. Un petit rien, une rencontre, une parole, et l’atmosphère change en un instant. Les Russes ont l’art des rencontres ; ils savent goûter pleinement la chance qui les met en présence d’un inconnu. C’est pourquoi chaque voyage en train, surtout en plaskart (« classe dure », grand wagon où les cabines ne sont pas fermées ou séparées des autres), promet des moments de magie humaine. Assis sagement à l’entrée du wagon, tout près du samovar bouillant paisiblement, nous attendons le premier « éclair ». L’attente n’est pas longue : notre provodnik (le responsable du wagon) contrôle nos billets et comprend que nous sommes français. C’est le début de va-et-vient réguliers afin de nous questionner sur la France, Paris, Zlatan et sur nos vies. Durlan est originaire d’Azerbaïdjan et parle volontiers politique : la corruption de son pays natal, de Hollande, de Sarkozy… Et de l’impôt progressif – inexistant en Russie, terre de riches, d’oligarques et d’injustices – pour lequel il envie la France et de Depardieu, qu’il aimerait voir punir pour son geste antipatriotique.

Pour la nuit, nous sommes séparés dans le wagon. Katia règle cela « à la russe » : quelques discussions, quelques personnes qui changent de place, et nous nous retrouvons proches les uns des autres.

11h00. Kirov. Sur la plate-forme enneigée, ce sont embrassades et sourires. La première rencontre de deux familles amenées à s’unir. Nous (re)prenons la route pour Slobodskoï. Quarante kilomètres de route défoncée pour rejoindre la Russie profonde ; un « village » de quarante mille habitants dont le centre n’est pas encore complètement asphalté. Ville fantôme à la recherche de son riche passé marchand et affairiste, du temps où la rivière Viatka convoyait tous les biens qui y étaient produits.

Nous arrivons enfin ; fatigués et pas très frais. On nous fait asseoir autour de la table, dans la cuisine, le cœur de toute maison russe ; le point qui aimante toute vie sociale, tout discours, tout échange. Soupe, viande, salade, zakouskis en tout genre, accompagnés de toasts – on boit à tout et pour tout – et de bonne humeur. Il faut faire honneur. On gave les invités qui font du gras pour l’hiver.

Nous avons échappé à la vodka et à l’alcool pour mieux nous rattraper le soir. Un banquet princier a été organisé à notre honneur dans un restaurant dansant. Toute la famille de Katia s’est donné rendez-vous pour fêter avant l’heure Nouvel An, mariage, rencontre, et ce que chacun voudra bien y voir. Qu’importe, la fête se suffit à elle-même. Profusion de mets, d’alcools forts, de salades, de poissons fumés, de gelées de viande, de julienne – la bonne, pas la française –, la table est magnifique. On se lève pour les toasts et pour danser. On joue, on rit, on chante. La barrière de la langue ne résiste pas longtemps à l’incroyable hospitalité russe et à ce sens de la fête qui les caractérise. La réalité se dissout peu à peu dans nos verres et nous nous retrouvons plongés dans un rêve éveillé, d’où surgissent des danseuses orientales aux courbes voluptueuses ; l’imaginaire, pour une nuit, se venge de la raison ; plus rien n’est impossible ni improbable, comme ces airs de Joe Dassin et d’Adamo qui résonnent dans nos oreilles et dans nos gorges.

Le réveil est difficile. Trop d’alcool, trop de « cognac » russe et arménien de mauvaise qualité ; trop de nourriture, trop de tout ; ce « trop » qui n’existe pas ici, où il n’y a jamais assez… Le calme est revenu ; je me lève enfin pour boire un thé. Il est déjà tard. Nous partons au musée ethnologique de la ville, petit mais passionnant, d’autant que l’adorable Nina, un peu de la famille, nous fait profiter d’une visite guidée.

Le soir, la maison est paisible. Les héros de la veille sont assoupis, cuvant leur vin et rêvant à leurs « exploits ». Luda est retournée à la maternité où elle travaille à repeupler une Russie à la courbe de mortalité inquiétante. Les oncles et tantes, les cousins, sont repartis chez eux. Nous quittons la maison en douce, alors que la nuit est en train de tomber. Nous arrêtons un taxi et nous filons à travers la nuit, tassés dans une vieille lada dont le plafonnier me tombe sur la tête. La musique de notre chauffeur s’accorde avec sa conduite tout en « douceur ».

Peu à peu les lumières de la ville s’éteignent. Nous quittons la route principale. Le taxi s’engage dans un petit chemin bordé d’isbas. La neige, épaisse et vierge, craque sous les roues du taxi. Notre chauffeur continue sans comprendre où nous allons ; nous non plus. Une impasse. La forêt s’étend devant nous. Nous sommes arrivés.

La maison de Youri Alexandrovitch, un vieil ami de la famille, est plongée dans le noir. La barrière est fermée ; la neige est immaculée ; aucune trace de vie. Tout est calme. Nous appelons, nous crions, sans résultat. Le chauffeur du taxi, qui attend patiemment, sort nous aider à ouvrir la porte à l’aide d’un petit bâton, comme dans un film d’enfants. Nous pénétrons dans le jardin et frappons à la porte. Silence. Comme le petit jardin recouvert de son manteau blanc, la maison semble assoupie. Nous repartons déçus et refermons la porte du jardinet.

Un bruit de serrure ; une voix grave. « On arrive, on arrive… » Soudain la maison reprend vie. C’est Youri. Il nous invite à le suivre chez lui. Nous rentrons par le garage et arrivons dans la cuisine, construite, comme le veut la tradition, autour de la pietchka, un grand four en brique servant de poêle. Il fait chaud.

Les présentations sont faites, vite et sans chichi. On nous fait monter à l’étage, dans le salon, pendant que Nina, la femme de Youri, assistée de Katia, prépare la table pour ces hôtes inattendus. Youri est heureux de notre visite ; la conversation va bon train. Je traduis comme je peux à mes parents, passant du russe au français. Notre hôte nous montre des photos, des objets auxquels il tient. Nous sommes sous le charme.

On nous appelle en cuisine. Comme toujours, c’est là que tout va se passer. Nina et Katia ont fait des miracles : la petite collation s’est transformée en banquet. La table est couverte de mets appétissants. C’est un vrai régal : tout provient du jardin de nos hôtes et de la forêt, où ils chassent et ramassent baies et champignons. Arrivé sans appétit, je me régale des poivrons confits et du lapin en gelée. J’avais aussi juré de ne pas boire de la journée. Peine perdue : Youri a sorti du cognac. Pas moyen de refuser, sous peine de gâcher la fête et de gâter la bonne humeur. Dehors il fait froid, il fait nuit ; mais on a chaud au cœur.

Nous repartons à travers la nuit, remplis de chaleur et de bonté. Je sens mes parents touchés. Elle est venue leur parler, leur chanter ses vers invincibles et prendre leur cœur. La Russie, le pays que j’ai choisi.

Mais le conte est trop beau. Chaque jour, chaque nuit, face à ses démons : l’ennui, le désespoir et l’alcool. Mourir. Et renaître ; balayer les souffrances, les blessures, comme si de rien n’était. La voix des pauvres âmes traverse nos rêves comme les cris de damnés. Un même pays et des mêmes gens ; si bons et si terribles ; si joyeux et si pathétiques.

31 décembre. On se réveille tôt et on enfile les combinaisons pour aller faire du ski. Il nous faut une heure pour parcourir les cinquante kilomètres de route défoncée qui conduisent au lac Belokholunitsky. Tout au long, de la neige et des arbres. Le désert russe. « Ici, nous raconte la cousine Rita pendant le trajet, un couple qui était parti ramasser des baies sauvages a été tué il y a un mois par un ours agressif, que la douceur de l’hiver avait empêché d’hiberner. »

On traverse la ville, plutôt agréable, jusqu’à une petite colline artificielle, du haut de laquelle descendent trois pistes. Les deux pistes les plus intéressantes sont fermées. Ne reste qu’une piste pour débutants. C’est à cause de la douceur – encore une fois –, nous dit-on, qui rend périlleuse l’arrivée des deux grandes pistes sur le lac. L’excuse est bonne mais moins que le manque de motivation des employés, qui, déjà à leur réveillon du soir, n’ont pas cru utile d’ouvrir tout le site.

Leur démotivation nous gagne. On est prêt à renoncer. Mais Rita nous a conduit jusqu’ici pour nous faire plaisir et le prix demandé pour la location et les remontées est incroyablement bas. Il faut profiter. Nous chaussons les grosses chaussures de ski et commençons notre balai de montées-descentes express. Nous sommes seuls sur la piste – désormais nous comprenons pourquoi les autres pistes sont fermées. Les sensations sont bonnes. Nous prolongeons le plaisir en marquant de longs arrêts au sommet, depuis lequel on embrasse le lac gelé, long de plusieurs kilomètres.

Les autres sont partis se promener sur le lac. Ils rencontrent un pêcheur, assis autour du trou qu’il a creusé dans la glace. Il leur montre le fruit de sa pêche et leur explique que le lac artificiel a été creusé par les prisonniers de l’armée napoléonienne.

Retour à Slobodskoï. On s’arrête acheter de quoi préparer le réveillon. La mission est difficile : il faut rechercher longuement dans les rayons du petit supermarché des mets un peu plus fins et des bouteilles de vin « correctes ». La moisson n’est pas exceptionnelle, mais on doit s’en contenter. L’Europe est loin, même de ce côté de l’Oural.

Le réveillon sera « français » mais on a droit à un vrai repas russe en « mise en bouche », avec salades, soupe et viande. On peut sortir sans risque de fringale pour assister au spectacle de l’arbre de Noël sur la place Centrale. Toute la petite ville est là, pressée autour de la statue de Lénine. La musique et les danses sont mauvaises mais c’est égal, la vodka coule et les visages s’empourprent. L’atmosphère se réchauffe encore avec l’hymne des Jeux de Sotchi, « davaï Rossia ! », repris en chœur par le public. Le spectacle s’achève dans un merveilleux feu d’artifice, digne d’une capitale.

Le repas français divise notre tablée : une moitié des invités s’extasie des mets, des sauces et des vins ; l’autre fait la moue, moque et ne comprend pas ce qu’il y a d’intéressant dans cette fameuse cuisine française, qui ne vaut pas une bonne soupe russe et une salade olivier.

1er janvier. La nouvelle année commence par une agréable balade sur la rive opposée de la Viatka, encore gelée malgré la douceur. Ici, la Russie comble nos attentes et mime nos fantasmes : tout est grand, blanc et sauvage.

 

Il faut revenir car on nous attend pour manger. Nouveau banquet, à la russe cette fois. On boit, on joue et on rit. C’est notre dernier soir ici ; on le fait durer pour profiter encore un peu. La nuit finit par nous vaincre et 2014 s’installe pour de bon.

2 janvier. C’est le jour du départ. Il faut encore festoyer et s’attabler une dernière fois tous ensemble. Il y a de la joie et de la tristesse : on est heureux des moments passés, que l’on regrette déjà. Dans ce grand pays, les au-revoir ont des airs d’adieux. Tout tient à rien ; à un espoir ; à cet espoir si cher aux Russes. On s’embrasse, on s’étreint ; et on retient les larmes.

Rita nous reconduit à Kirov. Nous sommes en avance. On en profite pour visiter le monastère Trifonov Uspensky avant de se promener un peu sur la grande place Centrale, où les enfants, ravis, se pressent sur des toboggans de glace.

Il est enfin temps de gagner la gare. Dernières embrassades. La porte du plaskart se referme et le train repart vers l’Est, perçant la nuit dans un crissement de métal. La mélancolie est vite chassée par l’excitation du voyage. L’Oural nous attend. C’est toute une aventure qui se déroule devant nous et on se laisse aller au plaisir et au frisson qu’elle provoque en nous.