Une nuit dans les étoiles

Bien que nous sussions que Hoi An était une destination touristique très appréciée, nous ne nous attendions pas à un tel choc. Pendant plus d’une heure, nous errâmes à la recherche d’une chambre, essuyant refus sur refus – « complet ». Quand il y avait une chambre libre, le prix était prohibitif. Nous retrouvâmes nos compagnons canadiens, qui étaient dans le même embarras que nous. Nous allâmes visiter avec eux un « appartement » vétuste proposé par une femme ayant eu vent de nos déconvenues. Après Hué, il y avait de quoi déprimer…

On accompagna encore nos compagnons dans un hôtel qu’ils avaient visité, où le prix des chambres, pourtant élevé, était parmi les plus bas. La chambre que je visitai ne m’enthousiasma guère. Nous abandonnâmes le couple de Canadiens, qui posèrent là leurs bagages, et retournâmes dans un des premiers hôtels que nous avions visités, où, pour un prix à peine plus élevé, il y avait une belle piscine. Quand je visitai la chambre, j’acceptai aussitôt.

C’était une belle chambre de style traditionnel chinois avec un agréable balcon donnant sur la piscine en contrebas. Son prix était deux fois plus élevé que ce que notre budget permettait, mais le réceptionniste de l’hôtel nous promit de nous offrir une chambre à prix plus intéressant le lendemain, quand elle se serait libérée. Nous allâmes nous consoler de notre argent perdu dans la piscine avant de prendre un bon thé sur notre balcon.

Cette agréable pause nous permit de recharger les batteries et, la nuit venue, nous partîmes en direction de le vieille ville à la recherche d’un restaurant où dîner. Notre première impression fut négative : beaucoup trop de touristes étrangers dans les petites rues de la ville, qui se pressaient dans la ruche de boutiques, de cafés, de restaurants que forme Hoi An.

Cette sensation d’étouffement fut heureusement très vite remplacée par un sentiment de ravissement provoqué par la féerie du lieu. Les rives de la rivière Thu Bon, le vieux pont japonais et les ruelles adjacentes étaient auréolés d’une douce et mystérieuse lumière, dont le secret semblait résider dans la délicate alchimie de la lune, de centaines de lampions et d’un éclairage public des plus réussis. Nous étions comme dans un rêve, portés par la magie de la scène.

Tous les restaurants, les cafés, les petites cantines de rue installés au bord de l’eau donnaient envie de s’arrêter. Nous choisîmes finalement un restaurant que notre guide conseillait. Nous prîmes place dans une petite cour légèrement en retrait du passage mais permettant tout de même de profiter de la vue sur la rivière et de son étonnante activité nocturne. Le repas fut délicieux – toujours cette fameuse cuisine du centre du Vietnam – et romantique.

Après cela, nous nous offrîmes une petite balade le long de la rivière, pendant laquelle nous fûmes harcelés par les petites vendeuses de lampions, qu'elles vendent aux touristes afin qu'ils les déposent dans la rivière après avoir fait un vœu. Il nous fut impossible de nous y soustraire – les yeux suppliants de ces enfants pauvres pèsent fortement – et nous déposâmes chacun un lampion dans la rivière. Nous n’en fûmes pas soulagés pour autant ; les enfants – et les adultes – ne cessèrent de nous solliciter le long de cette belle mais éprouvante promenade nocturne. Nous abandonnâmes enfin l’atmosphère délicieusement enfiévrée du vieux Hoi An pour aller nous délasser dans notre chambre, où nous ramenâmes avec nous des images fantastiques qui illuminèrent notre nuit et nos songes.

 Quand minuit sera passé…

 La journée commença de la meilleure des manières avec une baignade dans la piscine suivi d’un petit déjeuner gargantuesque – quel buffet ! Nous libérâmes notre chambre et on nous invita à déposer nos bagages dans une nouvelle chambre à « petit » budget, nettement moins sympathique – déco vieillotte et surtout fenêtre donnant sur la route avec le bruit qui en découlait…

Nous partîmes peu après pour une longue journée de marche à travers la ville, afin de visiter les nombreux temples et maisons traditionnels de style chinois, et de nous imprégner de son atmosphère miraculeusement préservée des ravages du temps et de la guerre grâce à l’ensablement de la rivière et du port, qui lui évitèrent d’attirer les convoitises des différents belligérants.

La magie de la soirée précédente avait disparu sous un ciel gris et lourd. Nous découvrîmes une ville surexploitée par le tourisme. Que de boutiques de vêtements en soie, de chaussures, de chapeaux et autres bibelots locaux ! Même les façades semblaient trop « apprêtées » pour être vraies. Les lieux culturels s’avérèrent aussi décevants. Il fallut d’abord acheter un billet permettant de visiter cinq sites parmi la douzaine ouverts aux touristes. Quand nous franchîmes le pas de la première demeure traditionnelle, nous eûmes plus l’impression de rentrer dans une boutique, où on nous pressait pour acheter ce qui était exposé – les guides qui y accueillaient les touristes étaient plutôt des VRP. Ce manque de frontière entre culture et commerce me mit mal à l’aise et pour tout dire d’assez mauvaise humeur. Cette impression fut renouvelée à chaque visite – légèrement moins dans les temples chinois –, gâchant le plaisir que des lieux d’une telle richesse historique auraient dû provoquer.

Durant cette longue randonnée urbaine, sur les conseils de notre guide de voyage, nous eûmes aussi le plaisir de rencontrer M. Tran Duong, le propriétaire d’une des vieilles maisons coloniales du quartier français de la ville. Moyennant une petite contribution, le vieil homme francophone nous fit visiter sa maison et nous raconta son passé ; celui d’une famille francophile, instruite, qui subit les vicissitudes de l’histoire, d’une révolution ; du douloureux passage au socialisme d’Etat et d’un second coup reçu, il y a peu, lorsque la fièvre capitaliste s’empara du pays et transforma sa ville chérie en un odieux « parc » pour touristes, horriblement mutilée par les boutiques et les cafés selon lui. Des changements qui l’obligent, nous expliqua-t-il, à sortir se promener tôt le matin quand les touristes dorment encore.

En fin d’après-midi, nous franchîmes le pont japonais, qui date de la fin du XVIe siècle, construit pour relier les quartiers chinois et japonais, témoignant de l’importance de l’activité portuaire et marchande jadis, qui attirait les étrangers. Après avoir avalé un sandwich vache-qui-rit – un must au Vietnam – œuf, légumes, sauce aigre-douce – et, pour moi, viande non indentifiable –, nous rentrâmes nous détendre à l’hôtel. Le soir, nous mangeâmes au bord de la rivière dans un restaurant nettement moins bien que la veille, où nous nous amusâmes gentiment de nos voisins espagnols, qui avaient commandé quesadillas et tortillas, comme à la maison…

Après le restaurant, nous ne traînâmes pas longtemps dans les rues de la vieille ville ; quelque chose de la veille semblait s’être irrémédiablement perdu ; comme si nous ne pouvions plus ignorer l’envers affreux de ce décor de rêve. Le carrosse était redevenu citrouille, la princesse une servante, et nos yeux fatigués cherchaient péniblement ce qui aurait pu ressusciter ces merveilleux souvenirs. Avant de nous coucher, nous nous relaxâmes dans la piscine de l’hôtel, délicatement éclairée par des lampes rouges de style chinois.

 Apocalypse Now

 Avec notre fenêtre donnant sur la rue, la nuit fut nettement moins douce que la veille. Et surtout, beaucoup plus courte, car, toujours sur les conseils de notre guide de voyage, nous nous levâmes avant l’aube pour profiter de la quiétude de la ville et de l’activité de son port, où les pêcheurs étaient censés s’activer. Pas encore tout à fait réveillés, nous traversâmes la ville quasi-déserte – et aux magasins clos, quel bonheur ! – pour rejoindre la rivière, que nous longeâmes jusqu’au marché. Celui-ci était rempli de victuailles, mais nous fûmes clairement déçus par l’ambiance, la lumière et l’ensemble. Pas de quoi se lever si tôt. A moins que…

Maintenant que nous étions là, nous fîmes contre fortune bon cœur et tentâmes d’apprécier au mieux cette promenade matinale. Et nous fûmes récompensés lorsque le soleil se leva : la ville s’embrasa d’une lumière généreuse, qui faisait éclater le jaune des façades, le vert des palmiers et des plantes, et le rose, le violet des fleurs. C’est au milieu de cette symphonie de couleurs que nous remontâmes les rues du centre, qui, débarrassées des boutiques toujours closes, des cafés et des touristes, nous dévoilèrent enfin le charme de la vieille ville. Il était frappant d’ailleurs d’assister au spectacle des personnes âgées qui se pressaient de faire leur balade, leur sport et leurs emplettes avant que le « monstre » ne se réveillât.

De retour à l’hôtel, nous savourâmes notre petit déjeuner, toujours aussi riche et copieux. Après quoi nous louâmes deux bicyclettes pour rejoindre la mer, distante seulement de cinq kilomètres. Le trajet fut agréable. Nous longeâmes la rivière, abrités sous des cocotiers, et traversâmes de jolis paysages ruraux. Soudain, on nous obligea à nous garer, c’est-à-dire à payer pour qu’on « surveille » nos vélos. Le gardien était antipathique et se moquait ouvertement de nous – plus rien de surprenant, hélas. Tentant d’oublier ces « agressions » quotidiennes, nous gagnâmes la plage. Celle-ci, beaucoup plus belle qu’à Hué, avait des airs de paradis : sable blanc, mer émeraude et cocotiers.

Nous nous éloignâmes un peu du gros des touristes et nous nous mîmes à la recherche de chaises longues. Motivés par l’assurance que quelqu’un surveillerait nos affaires – notamment mon appareil photo – durant la baignade, c’est ainsi que je m’offris, pour la première fois de ma vie, le luxe d’une chaise longue et d’un parasol en paille sur une plage.

Ce fut une sage idée à plus d’un titre. Car, si tout semblait présager d’un agréable moment de farniente et de merveilleuse baignades – que nous nous offrîmes sans tarder –, le ciel en décida autrement. Des nuages d’un noir impénétrable s’amoncelèrent au-dessus de la mer jusqu’à former un tableau apocalyptique. Nous espérâmes longtemps que le vent nous serait propice en balayant les épais nuages vers d’autres cieux. Mais les vents tourbillonnants et changeants finirent pas nous apporter une pluie froide et battante. La plage se vida vite et nous nous serrâmes sous notre parasol en paille, seuls avec notre sympathique garde – vraiment sympa, sans ironie ! – abrité dans sa cabine.

Je profitai d’un moment d’accalmie pour aller me jeter à l’eau. Mais la pluie s’invita de nouveau et pour longtemps. Pendant une heure, je m’amusai avec les fortes vagues qui venaient s’abattre sur la plage ; porté, parfois secoué, écrasé, voire sonné par les assauts répétés. L’eau était divinement chaude et contrastait avec la froideur des grosses gouttes qui venaient frapper ma tête. Ces instants exquis passés dans l’eau, chahuté par les vagues sous un ciel noir et une pluie tropicale, resteront longtemps dans ma mémoire. Le bonheur, ou quelque chose qui y ressemble.

La pluie se calma enfin et nous abandonnâmes la plage lorsque la lumière commença à faiblir. Nous récupérâmes nos vélos et repartîmes vers Hoian. Pas emballés à l’idée de retrouver la touffeur de la ville après cette bonne bouffée d’air, nous décidâmes de nous arrêter en route pour dîner. D’autant que nous avions repéré à l’aller un petit restaurant à l’allure sympathique, dont le slogan était : «  slow food for a slow life ». Voilà qui collait décidément à notre humeur.

Notre choix se révéla excellent. Nous mangeâmes tranquillement dans le jardin – pas d’autres clients – une nourriture savoureuse et fraîche. Le patron eut même la délicate attention de nous offrir un petit dessert – nous savourâmes ce premier cadeau au Vietnam à sa juste valeur ! Nous revînmes à la nuit tombée à Hoi An. Nous allâmes nous enfermer aussitôt dans notre chambre, fatigués mais comblés par notre longue journée.

 Cap au sud

 Le lendemain, nous avions prévu de retourner à la plage et de faire un peu de shopping. Nous nous réveillâmes avec peu d’entrain, et la piscine de l’hôtel remplaça la mer, avec moins de grâce il est vrai, mais avec un gain de temps et d’énergie non négligeables. Et nous savions aussi que notre prochaine étape nous offrirait de belles possibilités de baignade.

L’après-midi, nous partîmes en ville acheter quelques souvenirs – il était temps de commencer à y penser – et, à notre retour, avalâmes une soupe en face de notre hôtel. Peu après, un minibus vint nous chercher pour nous conduire jusqu’à un bus de nuit – je m’étais pourtant juré, après notre expérience en Chine un an plus tôt (voir Longsheng), d’éviter de subir encore cette torture – qui allait nous emporter vers Nha Trang, au sud du Vietnam, pour les dernières étapes de notre voyage.

Le trajet commença comme d’habitude, c’est-à-dire dans un bordel total, doublé d’agressivité, d’impolitesse, d’irrespect et de mensonges. On voulut d’abord nous séparer dans le bus mais nous refusâmes et allâmes nous allonger dans deux couchettes supérieures, côte à côte. L’orage fut pour les passagers suivants, une famille de Néerlandais qui se retrouvèrent séparés, et même pour certains obligés de coucher sur des matelas de fortune posés à même le sol. Ils protestèrent poliment et reçurent en échange les aboiements du chauffeur et de ses acolytes, qui auraient bien mérité un soufflet ou deux. La famille néerlandaise, très contrariée – notamment les femmes –, fit preuve de beaucoup de dignité et ravala sa rancœur. Tout cela n’augurait rien de bon pour la très longue nuit qui venait.